Patricia, Geneviève Damas
Patricia, mai 2017, 131 pages, 12 €
Ecrivain(s): Geneviève Damas Edition: Gallimard
Il nous arrive à tous de refaire le match. De nous conter à nous-mêmes, l’un à l’autre ou les uns aux autres, entre protagonistes d’une même histoire, ce que nous avons vécu ou fait ensemble. Récit à plusieurs voix, réciproquement à la deuxième personne pour ainsi dire, dont les locuteurs sont donc à la fois narrateurs, personnages et destinataires de ce qui est conté.
« Nous avons continué à nous retrouver, vous et moi, après mon service. A chaque rencontre, je disais que vous étiez belle. Je ne mentais pas. Vous étiez plus belle que lorsque je vous avais vue pour la première fois. Quelque chose s’éclairait à l’intérieur de vous. Vous répondiez que personne ne vous avait parlé ainsi. Nous marchions la plupart du temps. Je me souviens comme nous marchions le long des berges du Niagara ».
De même que chaque spectateur n’a pas vu à cent pour cent le même match que les autres, de même les récits d’une histoire vécue en commun ne s’ajustent pas point par point. Peut-être parce que les êtres humains ressentent plus qu’ils ne voient. Patricia est une énième démonstration réussie de cela. Ici, trois personnages à tour de rôle, avec leur voix subjective, leurs circonstances personnelles, leurs émotions. Deux adultes et une adolescente. Patricia, française, parisienne ; Jean Iritimbi Zuma, centrafricain, et Vanessa, la fille de Jean – rescapée du naufrage d’un bateau de migrants parti de la Libye. Car Patricia est un roman sur le drame de cette époque – la migration illégale vers l’Europe qui fait d’ores et déjà de la mer Méditerranée un immense cimetière marin. Le roman traite moins de la traversée suicidaire que de ce qui, tout aussi dur à vivre, l’entoure en quelque sorte. Jean Iritimbi a réussi à migrer au Canada, mais ne parvient pas à obtenir une autorisation de séjour officielle dans ce pays. Patricia est venue là, aux Niagara Falls, pour y disperser les cendres de sa mère. Elle y fait la connaissance de Jean à l’hôtel où celui-ci travaille au noir. Amants, amoureux, ils (re)viennent à Paris. Mais Jean est marié. Sa femme et ses deux filles sont à Bangui. La séparation entre le père et le reste de la famille dure depuis… dix ans. Cela n’a plus de sens familial de vivre ainsi séparés, estime l’épouse. Elle décide de tenter avec les enfants l’aventure de la migration à travers le désert et la Méditerranée. Naufrage donc en haute mer…
Ce sont trois récits successifs. Jean d’abord, Patricia ensuite, puis Vanessa traumatisée et recueillie par Patricia. Récits de vies. Geneviève Damas réussit le ton de chacun des protagonistes et de l’ensemble du roman. Le rythme des phrases, l’enchaînement des faits sont soutenus. On bouge sans cesse dans ce roman, on y est dans la crainte, l’angoisse, l’exaspération, la panique… Mais aussi dans l’humanisme – la chose existe encore et est ici décrite, donc le mot n’est pas suranné ou hors d’usage. Patricia agit, assume la responsabilité humaine qui lui échoit. Le roman porte son prénom à très juste titre. Ce qu’elle fait, ce qu’elle assume encore une fois, ce qu’elle est comme personnage transcende le factuel, et élève le propos à un universel exigeant et noble. Bien que le ton et les phrases de ce roman soient autres, quelque chose ici rappelle l’œuvre d’André Gide – quelque chose comme ceci : cela m’échoit sans que je l’aie voulu, mais je ne me dérobe pas. La grande qualité de ce « petit » roman de Geneviève Damas est d’être une réponse juste.
Théo Ananissoh
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