Passion arabe, Gilles Kepel
Passion arabe, janvier 2016, 656 pages, 9,70 €
Ecrivain(s): Gilles Kepel Edition: Folio (Gallimard)Sur le mode d’un journal de voyage, Gilles Kepel raconte ce qu’il observe de la continuité des révolutions arabes de 2011 à 2013 : il nous fait voyager de Dubaï à la Libye, en passant par Israël et la Palestine, l’Egypte, la Tunisie, Oman et le Yemen, le Qatar, Bahreïn, l’Arabie Saoudite, le Liban, Istanbul et Antioche. Partout il est reçu, ayant noué dans tous ces pays ou ces villes des relations stables et souvent amicales, avec des universitaires, des hommes politiques, des hommes d’affaires, des familles et de simples citoyens. Son analyse et son témoignage prennent toute leur force dans ces temps troublés, où les identités nationales et les affirmations religieuses sont mêlées et font acte de résistance, parfois jusqu’à l’extrême violence, jusqu’à la déraison.
Depuis l’immolation par le feu le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, en Tunisie, de Tarek (dit Mohamed) Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et de légumes, les révolutions arabes ont certes abattu quelques dictatures (régimes de Ben Ali en Tunisie, de Moubarak en Egypte, de Kadhafi en Libye), mais mis au pouvoir les intégrismes religieux, portés par une population pauvre et désenchantée, et renouvelé le pouvoir des organisations islamistes Al-Qaida et Daesh, incarnant les deuxième et troisième générations du terrorisme, la première étant issue de la lutte du GIA algérien dans les années 1980-90. Ces révolutions ont été portées par la puissante chaîne Aljazeera, qui s’est fait « l’impresario des Frères musulmans ».
En Egypte ou dans les autres pays arabes, la notion de « laïcisation relative » ou encore wasatiyya(juste milieu) permet de trouver un moyen terme entre les positions antagonistes dures : « la logique veut que le prochain président égyptien soit musulman pratiquant » versus « l’Egypte démocratique peut être aussi bien dirigée par une femme ou un copte […] les compétences doivent primer ». On constate malheureusement qu’il est plus facile de céder à l’extrémisme que de trouver un consensus, et que la morale bornée fait rage – ainsi le déchaînement des imams conservateurs après le spectacle duLac des cygnes donné dans le flamboyant opéra de Mascate ; ainsi, d’une faculté des lettres à l’autre : celle de Tunis, où Michel Foucault fit son cours sur Descartes de 1966 à 1968, et celle de La Manouba, dans la banlieue nord-ouest de Tunis, où le doyen Kazdaghli, victime du parti Ansar al-Charia, fut accusé de violences par une étudiante en niqab, tandis que le chef des salafistes de la faculté s’exprimait ainsi : « Les professeurs sont tous athées, des chiens de garde des Français qui leur ont lavé le cerveau pour corrompre les musulmans et qui enseignent des mensonges ». Pour les djihadistes, il n’y a d’autre histoire que celle du prophète de l’Islam.
Il demeure pourtant, ici et là, d’une année sur l’autre, dans ces pays malmenés, des îlots de tolérance : en mars 2011, le Centre culturel français de Gaza, où se réunissent les jeunes et les intellectuels, les rues de Sidi Bouzid où, en septembre 2012, d’espiègles adolescentes se promènent, cheveux dénoués, bras dénudés, cuisses et fesses serrées dans un jeans ficelle, et où « les salafistes n’ont pas encore fait régner l’ordre islamique ». Ces petits bonheurs qui représentent la démocratie, on les souhaite nombreux et tenaces.
Sylvie Ferrando
- Vu : 3482