Pas un geste, par Joëlle Petillot
Ça a commencé un lundi, tard le soir. Je suis rentrée chez moi, comme toujours après le travail, en marchant vite parce qu’il faisait froid. Le chat est venu tout de suite frotter son poil sur mon pantalon. Je voyais son joli museau ouvert-fermé, ouvert-fermé. C’est ce que j’appelle le ballet du museau. Quand je pose la main sur mon petit ami, que je parcours son dos souple en signe de retrouvaille, je sens une vibration étrange sur ma paume. J’appelle cela le petit bonjour. Le grand bonjour consiste en un nœud gracieux de virages tricotés entre mes deux jambes, avec un arrêt-frottement-de-la-joue répété, puis une fuite rapide dans une autre pièce. Ensuite, il revient, et de nouveau, ballet-du-museau ; il a faim. A ceci j’offre la danse de mes mains, il les regarde de ses yeux d’émeraudes, et s’agite car il connaît le signe : Manger-pour-toi.
Il s’assoit, sans perdre une miette de la porte de placard qui s’ouvre, le paquet blanc et orange qui déverse dans sa gamelle bleue la pluie de croquettes attendue, puis se précipite quand je pose mon présent à terre.
C’est venu quand je l’observais en train de se régaler, la tête enfoncée jusqu’aux moustaches dans sa nourriture. Un craquement étrange dans mon oreille, qui m’a fait sursauter. Ce fut si bref que j’ai douté l’avoir vraiment ressenti ; et puis c’est revenu, un peu plus longuement, cette fois. J’ai porté ma main à l’oreille, par réflexe, et par peur de la douleur. J’ai eu si souvent mal, petite.
Craquements de nouveau, lointains et répétés. Je me suis éloignée pour aller dans le salon. J’ai allumé la télé, sans sous-titre, juste pour les images. Je regarde des gens se mouvoir, des paysages.
Je me repose les mains.
J’enseigne la langue des signes à des entendants, dans une école pour adultes. Je me mets souvent en colère après eux, ils m’agacent. Ces gens s’encombrent de leur corps, ils sont raides, coincés, et je sais qu’ils parlent dans mon dos. Certains d’entre eux m’émeuvent, pourtant, désireux qu’ils sont d’entrer dans le monde du silence. C’est vrai que ça les bouscule, d’être obligé d’agiter les mains devant un groupe, d’être seuls et privés de langue.
Les sourds parlent beaucoup, avec leur visage, leurs mains, ils occupent l’espace en le striant de gestes, bavards, bavards, étrangers si semblables. La privation d’oreilles ne se voit pas.
Ce soir-là, je me reposais les mains en regardant des images sans sous-titres. Soudain, tout a explosé.
La ville, toute la ville, est entrée dans mon salon paisible. Des voix, des aboiements, une rumeur intense qui montait, un vaste hurlement de ville ici, dans ma maison. J’ai sûrement crié, je ne me souviens pas, je me souviens de ce qui se passe dans ma gorge quand j’essaie de former des sons, je pousse avec ma gorge, je me souviens de ça, j’ai poussé avec ma gorge, mais tout était noyé de bruits, et j’avais mal, tellement. Le chat est venu, j’étais toujours assise. Il a sauté sur mes genoux, museau ouvert-fermé, mais cette fois, il y a eu autre chose, le mouvement de sa bouche a été suivi d’un son étrange, rauque, qui est son langage ; il a recommencé plusieurs fois. Je l’ai chassé car ça me faisait peur.
Je sais pourtant que les chats miaulent. Petite je cernais vaguement quelque chose, avec l’appareil. Mais c’était épuisant, de traquer le son avec ce truc, ce truc qui était laid, visible même sous les cheveux. J’aimais mieux la langue des signes, on peut tout dire avec, tout exprimer. Quand je parle avec mes amis sourds, c’est imagé, je vois ce qu’ils racontent. Les histoires sont colorées, leur visage même est une histoire. Sur le papier, les histoires sont grises, je n’aime pas beaucoup lire.
Et les entendants se parlent avec un visage lisse, indiscernable.
Curieusement, le seul silence de chez moi venait de la télé. J’ai réglé le son très bas, une fois pour toutes. A quoi m’aurait-il servi ? Je me suis assise dans mon canapé, j’ai regardé les images. J’ai mis les mains sur mes oreilles. Le monde entier hurle, c’est intenable. Comment est-ce que les autres peuvent vivre tous les jours dans cette horreur ? Comment est-ce qu’ils dorment, les bébés ? Comment fait-on pour ne pas sauter par la fenêtre ?
Le chat est revenu, timidement. Il sentait bien que quelque chose n’allait pas. Il s’est posé sur mes genoux, à pattes légères, en ronronnant. Mais j’ai dû poser ma main pour être sûre ; c’était bien la vibration familière dans ma paume. Bizarre, le son qui va avec. Et très doux, aussi. Je pouvais le distinguer au milieu du bruit. Le son peut être doux, alors ?
J’ai caressé le chat. Je tremblais, j’avais peur. J’ai attendu de retrouver un peu de calme, mais c’était difficile ; tant de bruit, autour. J’ai pensé à un livre que j’ai lu à l’école, l’histoire d’un enfant libanais qui vivait dans la guerre. Devenu grand, on lui demandait ce qu’il avait le plus de mal à oublier, et il avait répondu : « le bruit ».
Je me souviens que j’ai été contente d’être sourde, en lisant ce livre. Mon dieu, comment faire pour entrer dans ce monde-là ? Si vraiment j’entends, si c’est définitif, je continuerai à signer avec mes amis sourds, mais il faudra que je parle aux autres sans les mains. Le moins possible avec les mains. Comment est-ce que je vais arriver à faire ça ? Parler sans un geste ?
En plus, il faudra que je m’entende, et j’ai tellement peur de ma propre voix.
Alors, j’ai décidé de l’affronter. J’ai respiré, longuement, jusqu’à me sentir prête. Et j’ai arrondi ma bouche, comme avec l’orthophoniste, quand j’étais petite. J’ai fait une belle bouche bien ronde, et j’ai craché Ooooooh… Pourquoi ce son plutôt qu’un autre ? Je ne sais pas. C’est joli, un O. C’est rond et lisse. C’est une voyelle de joie, pour moi. Quand je regarde les entendants regarder quelque chose qui leur plaît, leur bouche a cette forme.
Oui, le plaisir est un O.
Peut-être que je commençais à m’habituer ? Toujours autant de bruit chez moi, partout, mais ça commençait à me gêner moins. Le son de ma voix est monté dans la pièce. Je l’ai détesté, mais j’ai continué, jusqu’à la nausée, jusqu’à ne plus avoir de souffle, je criais, sûrement. Je ne sais plus. C’était rauque, rouillé, j’aurais donné la terre entière pour que cette note enrouée ne sorte pas de moi. J’avais envie de vomir. J’ai continué. J’ai repris mon souffle, recommencé. La pièce s’emplissait de « Ooooooh » et le chat avait quitté mes genoux. Il s’était assis sur le canapé, juste à côté de moi, ses yeux de jade posés sur ma pauvre personne qui faisait « Ooooh » comme quelqu’un qui se noie.
Je ne sais pas si je souhaite entendre. Je veux continuer à parler avec mes mains, je préfère les mots à fleur de doigt. Comment est-ce qu’on parle aux gens ? Ils se parlent sans se regarder, je veux dire sans se regarder vraiment. Tout ce temps depuis ma naissance où mes yeux étaient mes oreilles, comment l’oublier ? Même ceux qui parlent avec des gestes, font toujours les mêmes, leurs mains n’ont aucune imagination. Je ne pourrai jamais parler pour parler, il faudra m’attacher aux poignets, je ne sais pas… Pourquoi maintenant, pourquoi là, ce bruit énorme de la ville qui me saute à la gueule, ces voix que j’entends, oui, que j’entends, elles sont laides, criardes, on dirait que tout le monde miaule…
Peut-être que ça ne va pas durer, c’est juste un moment, le bruit va s’en aller, ce sera la fin de ce cauchemar, la fin du grondement énorme qui me cache la vie, qui me gâche la vibration de l’air, le silence tiède dans lequel je me sens si bien et qui fait que je sens tout. Je préfère percevoir qu’entendre. Seigneur, faites que ça s’arrête.
Mais je me dis aussi que si ça s’arrête, je saurai un peu mieux ce que je suis sensée perdre. J’ai repris le chat avec moi, il s’est laissé attraper, je l’ai caressé doucement, jusqu’à ce qu’il ronronne de nouveau. Je n’ai pas laissé ma main, exprès, je me suis penchée pour entendre le petit moteur de son ventre. J’ai aspiré ce bruit par tous les pores de ma peau, pour après, et j’ai remis ma main, pour marier le son à la vibration, pour bien clouer le souvenir.
Je suis restée comme ça un moment, je ne sais pas combien de temps. J’ai réalisé que le silence revenait peu à peu, parce que les bruits devenaient ouatés, comme enveloppés de neige. J’ai toujours senti que le silence sur la neige était différent. Les entendants marchent à pas prudents, ils habitent l’air avec une inquiétude nouvelle, parfois un plaisir d’enfant. Souvent les deux.
La vague de bruit se retirait, très doucement, et je savais que ce n’était pas à cause de l’heure qui avançait. J’étais soulagée. Je continuerais à vivre avec mes mains, à lancer mes mots dans l’espace en courbes serrées. J’ai su alors que je ne serais jamais une voix sans gestes.
Pourtant, malgré toute l’horreur passée j’ai voulu entendre ma voix, et le bruit devenu rumeur, une dernière fois. Alors, je me suis levée, j’ai ouvert la fenêtre, j’ai senti l’air glacé, la nuit, ouvert grand la bouche pour crier « Oooooh » à toute la ville, et en criant « Oooh », en ouvrant grand la bouche pour mêler mon triste son au bruit du monde, j’ai gobé les bruits de moteur, les éclats de voix, les aboiements, les ambulances, les bruits de pas claqués sur le trottoir luisant, des rires, quelques-uns, une ville c’est un tintamarre épouvantable et le rire y est peu présent. J’ai mis mon « Oooh » braillé rauque dans la grande boîte à bruits de la ville.
J’aurai toujours fait ça, avant de redevenir sourde.
Joëlle Petillot
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