Paris-Austerlitz, Rafael Chirbes
Paris-Austerlitz, octobre 2017, trad. espagnol Denise Laroutis, 180 pages, 20 €
Ecrivain(s): Rafael Chirbes Edition: Rivages
L’écriture a quelque chose du supplice de Tantale.
Rafael Chirbes (Télérama, 2009)
L’espace diégétique est résumé en une phrase : « Paris, c’est comme ça, chacun pour soi », l’explication franche de la pyramide des inégalités sociales au sommet de laquelle, bien logés, pleins de ratiocinations, les nantis se pavanent, écrasant en bas « des poches de misère ». Les échos de la capitale résonnent, souffrances comparables à celles que subit l’homme solitaire et étranger dans l’appartement du Locataire filmé par Polanski. Le « je », l’instance énonciatrice, parle à l’imparfait. Les lieux sont glauques, l’ambiance pessimiste, des ombres perdues rencontrent d’autres ombres fantomatiques. Les attitudes restent codées entre « le mec qui parlait une langue apprise au lycée français de Madrid (…), le groupe des petits caïds (…) l’indic de la police et le journaliste ».
Les évocations des différents stades de la maladie ne sont pas sans évoquer Hervé Guibert et son espèce de fascination morbide pour son propre anéantissement. Évidemment, le sujet se prête à ce type d’observation, et la personne atteinte du sida ne peut s’en échapper. Ainsi, dans les couloirs, les chambres des hôpitaux, des armées d’êtres décharnés croupissent, remplacés par d’autres arrivants, atteints du même syndrome. Rafael Chirbes (né en 1949, mort en 2015), mentionne avec rage et force l’amour-passion, a contrario de la bien-pensance normative.
Sous « Paris, la plus belle ville du monde », se tient invisible la multitude invisible, celle de la présence des morgues, des égouts, de la puanteur et de la mort. L’espoir se transforme brutalement en mirage. Les garde-fous sont rompus, les portes ouvertes sur le pire, les visions d’horreur, la propagation funeste du mal – un peu à l’image du Dracula du Vampyr de Dreyer, film de 1932, inquiétant personnage débarquant en ville, semeur de la redoutable épidémie visant à la quasi-désintégration de l’espèce humaine. Rafael Chirbes nous livre le Paris de la dèche, de l’incertitude et de la violence, comme le plat au rabais d’un self-service bon marché. La nourriture avariée remplace les mets coûteux de ceux qui gagnent beaucoup d’argent. Le poison se substitue aux dîners bien-élevés, et l’alcool devient le remontant et le poison qui aident à oublier. La mention de l’art contrecarre le sordide de l’irruption d’une déchéance prochaine, et les problèmes de cœur et de création se font suite successivement, où l’on aperçoit les méandres du milieu de l’art contemporain. Paris-Austerlitz est le journal-témoignage d’un amour entre un ouvrier et un artiste, tendresse qui rend une dimension de respectabilité au corps prolétaire, qui le hisse vers quelque chose d’unique et de beau.
Le prosaïque côtoie le rêve et en cela nous trouvons une similitude narrative avec Un chant d’amour de Jean Genet – considéré comme un brûlot –, et ici rendu désespéré à cause du sida. Pudeur et crudité s’enchaînent mêlées aux bribes de souvenirs d’un petit garçon découvrant la masculinité. L’auteur se glisse dans la peau de l’amant, en réveille la mémoire, les propos, le parcours. Paris-Austerlitz n’est pas un plaidoyer mais un récit à propos de la tragédie de l’hécatombe qui a touché la communauté homosexuelle. L’auteur passe du langage intime au langage biologique, puis sociologique. Un cri salutaire de révolte traverse le bonheur, les épreuves, et l’écriture en suit les méandres, « (les déguisements du désir : la fleur qui, par sa couleur brillante, attire l’insecte) (…) « deux morceaux de chair mutilés qui se cherchent ». Mais « la lave perforatrice » du temps fait son œuvre de laminoir, noyée dans l’absorption de l’alcool. Le peintre explore un Paris historique « dans lequel d’antédiluviens émigrants espagnols (vieux exilés de la guerre et épaves de la première fournée de l’exode économique) allaient et venaient ». L’arpentage de Paris, « la plus belle ville du monde », nimbe le roman de haltes poétiques, du goût des cafés, de la splendeur des églises, de « l’orgue » sur lequel « avait joué la famille Couperin ».
Il est encore question de position hiérarchique, de hauteur – être examiné de haut en bas par la mère, qui regarde dédaigneusement vers le bas son fils, vêtu en « larbin » ; de la synthèse, sans manichéisme, d’un univers, tantôt « mélange de sueurs infectées par l’alcool et la drogue », de nourritures à base de « viande de chien », tantôt « caricatures de la bêtise et de la cruauté bourgeoises», « radinerie » des riches, et d’un portrait assassin de la mère. Il arrive que le trajet bifurque et que l’édifice s’écroule, et Rafael Chirbes, pour le maintenir droit, a mis vingt ans à l’édifier, « (avec toi ou mort ; avec toi-même mort ; avec toi jusqu’à la mort) et sale ».
Yasmina Mahdi
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