Parce que les choses peuvent être différentes…, Manuela Carmena
Parce que les choses peuvent être différentes… (Por qué las cosas pueden ser diferentes), septembre 2016, trad. espagnol Delphine Vinck, 160 p. 14 €
Ecrivain(s): Manuela Carmena Edition: Editions Indigène
Il y a quelques mois, en mai 2015, pour être précis, Manuela Carmena enlevait la mairie de Madrid tenue par le Partido Popular depuis 1991, portée par une liste d’ouverture de gauche, Ahora Madrid, proche de Podemos. Une élection qui, concomitante de celle d’Ada Calau à la mairie de Barcelone, semblait marquer l’espoir d’une autre politique dans une Espagne épuisée par la crise, les scandales et la corruption de nombre de politiques. De cet engagement, de cette façon de penser et faire de la politique, ce court livre témoigne avec une sincérité, une énergie et une conviction stimulantes, voire communicatives, qui font du bien.
Juge qui a été amenée à occuper les plus hautes fonctions au sein de la justice espagnole, Manuela Carmena revendique d’abord la nécessité de la compétence lorsque l’on prétend gérer les affaires publiques et non l’attachement idéologique, ou plutôt partisan, l’appartenance et la fidélité à un appareil, voire à ses seuls dirigeants. L’entretien des amitiés (même intéressées) pouvant devenir la seule vraie compétence des candidat-e-s ainsi désigné-e-s.
Comme les élections demeurent focalisées sur l’idéologie des candidats, la sélection du parti ne repose ni sur leurs connaissances, ni sur leurs capacités de gestion publique. C’est la loyauté au parti qui est valorisée. Cette forme de désignation ne mise pas du tout sur leurs capacités de gestion des affaires publiques.
Cette méfiance affichée de l’idéologie n’est pas pour autant refus de celle-ci et des idéaux comme des objectifs qu’elle peut mettre en avant.
Il est temps de revisiter ce concept des représentants politiques comme représentants d’idéologies. Je suis moi-même attachée aux idéaux, pourtant, si certaines aspirations ont généré de grands progrès pour l’humanité, d’autres n’ont apporté que souffrances et reculades. Je dois donc reconnaître que les idéaux sont extraordinairement manipulables et par conséquent très dangereux.
Pour autant, Mme la juge reste aussi fidèle à cette question qu’elle posait avec insistance dès ses plus jeunes années, concernant par exemple les propos d’une tante affirmant qu’il y a toujours eu des pauvres et qu’il y en aura toujours : « Pourquoi ? Pourquoi les choses ne peuvent-elles pas changer ? »Poser avec insistance une telle question est sans doute un premier pas pour agir sur le monde et non seulement le contempler et le penser, ou pire, le subir et le conforter, s’y soumettre et renoncer à tout sentiment de responsabilité, vis à vis des autres comme de soi-même.
Pour Manuela Carmena, cela suppose plusieurs choses :
* Un certain degré d’empathie qui nous permette de comprendre mieux, au sens fort du terme, ce que chacune et chacun peut vivre dans le monde tel qu’il est.
* Un sentiment de la justice, qui ne vaut que s’il y a aussi une volonté de l’améliorer, de faire coïncider justesse et justice, au-delà de la peur ou des désirs de vengeance.
* Une curiosité à l’égard du monde et surtout à l’égard des conséquences de nos actes, de nos prises de position, qui aille bien au-delà des courbes d’opinion ou des autosatisfactions, qui nous impose d’observer et d’interroger honnêtement le réel, sans évitements, avec autant d’humilité que d’exigence.
Cette curiosité qui va permettre de voir, de tenter d’analyser et de comprendre, n’aura de sens que s’il y a, pour y répondre, place faite à l’imagination. Imagination que nous ne confondrons pas avec l’imaginaire du rêve, de l’illusion, car elle a bien plus à voir avec le réalisme inventif de l’utopie. On voit déjà les « experts » de tous bords – facilement ignorants ou incapables de déplacer leurs certitudes qui ne sont le plus souvent que des opinions – afficher un vague sourire, au mieux incrédule, au pire méprisant. Qu’il sourient. D’autres agiront sans eux.
D’où l’intérêt de s’appuyer aussi, surtout, sur ce qu’on appelle aujourd’hui la société civile (bien étrange appellation si l’on y réfléchit un peu, suggérant qu’il y a une part de la société, ou même une société à part, différente, autre, qui ne l’est guère, civile…) :
Pourquoi les partis politiques ne sont-ils pas essentiellement ce « rouage » de la société civile ? Pourquoi ne structurent-ils pas la société civile pour l’action politique ? Je parle d’action et pas uniquement de délibération et de débat.
La société civile doit s’organiser pour que les citoyens puissent agir en politique, c’est-à-dire se réunir, analyser les perspectives (bonnes ou mauvaises) et travailler pour trouver des solutions ou les concrétiser.
Je ne comprends vraiment pas cette vacuité des partis politiques.
Nous non plus Madame. Nous non plus. Sans doute, comme vous l’affirmez, les femmes sont-elles dans une situation privilégiée pour impulser les changements sociaux, pour peu qu’elles renoncent à singer le machisme ambiant – quant il ne s’agit pas d’une misogynie mal dissimulée, qui touche indifféremment hommes et femmes – encore bien dominant dans nos sociétés (et dans le champ de la politique et du pouvoir manifestement encore plus qu’ailleurs). Un « privilège » en partie produit par la nature de l’humain et en partie par l’histoire de nos sociétés où les assignations symboliques, la division du travail et les violences de genre ont construit une altérité sans doute encore plus radicale (et probablement moins « sexuée » qu’il n’y paraît) que celle instaurée par la biologie.
Une magnifique et contagieuse invitation à voir le monde politique avec un autre regard pour l’investir autrement. LE politique (comme art de vivre ensemble dans la Cité) autant que LA politique (comme technique de prise du pouvoir et de conservation de celui-ci). Une lecture fortement recommandable alors que se profilent de nouvelles échéances politiques dans un pays qui se targue d’avoir ré-inventé la démocratie… mais comme dit une pub : « ça, c’était avant ! »
Marc Ossorguine
- Vu : 3718