Parachever un génocide, Mustafa Kemal et l’élimination des rescapés arméniens et grecs (1918-1922), Raymond Kévorkian (par Guy Donikian)
Parachever un génocide, Mustafa Kemal et l’élimination des rescapés arméniens et grecs (1918-1922), Raymond Kévorkian, Ed. Odile Jacob, août 2023, 412 pages, 30 €
Edition: Odile JacobRaymond Kévorkian, historien, propose ici de montrer, scientifiquement, que la Turquie « moderne », celle de Mustafa Kemal, s’inscrit dans le droit fil de la Turquie du CUP (Comité Union et Progrès), au sein duquel les Jeunes Turcs nationalistes mirent en œuvre le génocide des Arméniens en 1915. Mustafa Kemal est très souvent présenté comme « un héros progressiste et laïque et le père de la Turquie moderne ».
C’est en se fondant sur une documentation très détaillée que Raymond Kévorkian nous permet de répondre aux deux questions concernant la région :
– « La République turque s’est elle fondée sur le génocide perpétré durant et après la première guerre mondiale ?
– La Turquie contemporaine porte-t-elle encore et toujours les stigmates de ces violences extrêmes ? ».
Pour répondre, Kévorkian remonte aux années qui ont suivi le génocide. Le CUP n’était pas au pouvoir, ce n’est qu’en 1917 que ce parti va propulser Talât, qui a pensé et organisé le génocide, au pouvoir, dans l’idée de proposer à la nation des idées nouvelles pour une Turquie nouvelle. Rappelons que si les Arméniens ont été la cible privilégiée des Jeunes-Turcs, les Syriaques, les Grecs et les juifs ont également subi cette folie meurtrière.
Après la débâcle des forces de l’Axe, l’armistice intervient à l’apogée de la puissance du CUP, puissance qui s’est développée sur tout le territoire par l’action collective de ses membres ou de ses sympathisants ayant participé aux massacres. Mais ce ne sera là qu’un répit, la chute du parti devient inéluctable, en raison même des violences commises. Rappelons cependant que le CUP aura mis à son avantage l’année 1917 et la révolution russe pour raviver un panturquisme qui le conduira à réunir les Turcs « soviétiques », en d’autres termes l’Azerbaïdjan à la Turquie. La question arménienne est alors examinée au parlement ottoman, et l’on trouve quelques rescapés arméniens aux côtés de parlementaires turcs dont certains ont activement participé aux massacres. La défense turque est immuablement la même, il s’agissait de se défendre des possibles agresseurs arméniens, armés par les russes, les déportations ont obéi à ces conditions.
Kemal, de retour à Istanbul en 1918, va s’affilier à un parti issu directement du CUP, et sera en relation avec les anciens membres du CUP parmi les plus influents. Son influence grandissant, il va entrer en conflit avec les anciens membres du CUP : « On pourrait résumer la situation en disant que le courant qui s’est fédéré autour de Mustafa Kemal voulait développer le projet national turc de l’Ittihad sans avoir à porter la responsabilité des exactions commises par ses aînés, tout en véhiculant un discours de propagande clairement “antichrétien et xénophobe”, promettant aux musulmans de chasser les étrangers et les non-musulmans des territoires de l’empire ». Et c’est là le moment où tout bascule sans pour autant que rien ne le laisse supposer. Kemal va prendre le pouvoir, et aux yeux de tous, les réformes seront importantes pour la nation turque, sans pour autant faire l’économie du nationalisme directement hérité du CUP. Il s’agit alors pour l’historien de montrer, chiffres à l’appui, vilayet par vilayet, le nombre d’Arméniens avant et après le génocide d’une part, puis de montrer ce qu’a été la politique kémaliste concernant ces rescapés, ces « restes de l’épée ».
La volonté du pouvoir turc est alors d’annihiler toute preuve et toute trace de communautés arméniennes sur le territoire turc, de « parachever le génocide », s’agissant des communautés arméniennes comme des communautés grecques. La restitution des biens immobiliers aux rescapés désireux de revenir vivre sur leurs terres est elle aussi l’un des paramètres de cette seconde phase du génocide de 1915. Ainsi, loin de faire face à son histoire, la Turquie moderne, celle de Mustafa Kemal, s’est, selon l’auteur, constituée sa volonté d’homogénéisation ethnique, et si une troisième phase du génocide n’a pas eu lieu, toujours selon l’auteur, c’est parce que les Arméniens se sont inféodés aux Bolchéviks…
L’ouvrage de Raymond Kévorkian met l’accent sur un aspect peu connu de l’histoire du génocide arménien et la Turquie kémaliste. Il rebat les cartes d’une idée préconçue des fondements de la Turquie moderne, celle des réformes sociales importantes aux yeux d’observateurs extérieurs qui cèlent une réalité plus sombre.
Guy Donikian
Raymond Kévorkian est historien, spécialiste de l’étude des génocides, Président de la Fondation Musée-Institut du génocide des Arméniens, à Erevan. Il a publié, en 2006, Le Génocide des Arméniens, chez Odile Jacob.
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