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Par la vaste mer, Andrés Sanchez Robayna (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel 13.07.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Espagne, Poésie

Par la vaste mer, Andrés Sanchez Robayna, éditions Le Taillis Pré, décembre 2021, trad. espagnol, Claude Le Bigot, 113 pages, 15 €

Par la vaste mer, Andrés Sanchez Robayna (par Marc Wetzel)

 

 

Qu’est-ce qu’un poète ? Une sorte de sonneur de la présence : quelqu’un qui garde dans l’oreille les sons mêmes qui, une première fois, lui ont donné envie d’entendre ; et un poète lucide et généreux est celui qui, même athée, soigne et diffuse le son religieux – un carillon lointain dans le ciel familial – qui fut son premier chant de monde. C’est que la « vaste mer » qu’évoque le titre du recueil semble bien plutôt renvoyer à un océan d’air et d’échos, tant ce qui, tout jeune, a sorti d’enfance ce poète presque septuagénaire, est – écrit-il dès les premières pages – une volée de cloches, un jour, inattendue, immense et ineffaçable, dans le ciel bas de la contrée familiale (les Îles Canaries). Comme c’est sa vocation lyrique même qui s’est jouée là, voici son récit fondateur :

« La maison familiale sous les nuages,

le matin d’août, la treille,

les raisins suspendus dans la lumière (…)

Et soudain, des cloches, un appel

était-ce peut-être le signal d’une autre lumière,

dans le son pur résonnaient

la joie bouillante (la alegría que bulle), les cheveux peignés

par la mère qui cale les volets

et commande à l’air protecteur,

de la maison, de la journée, de la présence.

C’était seulement

un appel incitateur, un écho,

peut-être par-delà la montagne,

venu de l’invisible. Et pourtant, de quelle manière

à présent, ce son vivant m’habite,

la vibration du bronze et de l’étain

qui résonne dans la lumière et la propage

encore en moi, durable,

perpétuelle ? (…)

J’habite la cloche et le son

comme eux-mêmes m’habitent,

un morceau de durée plongé dans l’éternel (p.15-19)

 

S’il ne fait certes pas bon passer pour une « cloche », ainsi nommée par sa personnalité balourde, monocorde et ballotable à tous vents, la juvénile fascination de notre auteur s’explique pourtant. Toute cloche est généreuse (coupe renversée dans l’air, elle ne garde rien de sa propre profondeur ; elle n’est qu’une surface vibrante, qui répand partout tout ce qu’elle peut), patiente (elle sait attendre l’arrivée des heures, selon « la disponibilité à la lenteur du présent » dont parle Comte-Sponville, à leur rythme, non au sien), endurante et pacifique (elle signale les coups qui, par battant ou marteau, la frappent, sans jamais en rendre aucun), enfin éloquente (elle est la première industrie de l’homme à chanter celle du divin, puisque son bronze massif est un alliage célébrant une Alliance). « Motif lyrique remarquable », dit le traducteur dans sa postface, « qui fait se coaguler le passé et le présent, la matière et le sens », le tintement des cloches illustre bien leur douce puissance. La cloche est l’anti-haut-parleur, et le clocher l’anti-mirador, et chacun sent bien qu’on ne réfute pas plus un haut-parleur qu’on ne taquine un mirador. Au contraire, la voix des cloches laisse l’oreille libre de récolter ou non ce qu’elle veut de leur sorte de texte de plein air. Car l’air y restitue, en accordéon fidèle, la perturbation qui le traverse, et soutient cela même qui l’ébranle et qu’il propage. Le mystère (car le milieu inconnu y fait des siennes !) s’exprime par un travail physique, symbole d’un réel qui se produit lui-même, qui doit s’arriver (comme le métal du battant arrive à celui de l’enveloppe de la cloche) pour avoir lieu. Le monde s’acquitte du prix de sa propre expression, comme la parole poétique le fera de celui de sa mise en tension et torsion de la langue. Rien n’était donc forcé, dans cette réminiscence inaugurale :

 

« Ah, matinée nocturne,

on pourrait dire qu’il est lumière et temple

ce branle de cloches qui brûlent

dans le matin obscur comme un feu

dans la nuit indestructible » (p.21)

 

Ce poète est philosophe, car il explique spontanément toutes les avancées perceptives ou imaginatives qu’il réalise. Quand une apparition

« Elle était là sur le pas de la porte. Elle entra et nous parlâmes.

J’ai vu son visage, sa foi, la beauté qui montait… » (p.73)

vient par exemple lui recommander de renoncer à la peur, en termes merveilleux

« N’aie pas peur, la peur n’est qu’une ligne

qui t’empêche de vivre pleinement et de mourir »

il fait saisir à la fois la valeur de la peur et ses limites : l  a peur, comme « ligne » d’alerte ou de défense, nous fournit le (salutaire) sens de l’obstacle, mais celui-ci à son tour fait justement (dommageablement) obstacle à ce qui le dépasse.

De même, quand il énonce que le corps humain est pour lui-même à la fois ressource incompréhensible et nourriture indépassable, il dit à la fois poétiquement et rigoureusement pourquoi :

« … Nous sommes

faits pour le désir et la mort en même temps

et nous ignorons tout de la mort et du désir » (p.51)

La teneur de sa pensée est nette, et éclaire notre expérience de nous-même : oui, nous ignorons tout de la mort parce que connaître est faire vivre ce qu’il en est de quelque chose, et que la mort est l’impossibilité de faire vivre quoi que ce soit ; de même, nous ignorons tout du désir, parce que la connaissance est l’intelligence du propre de la chose, alors que le désir veut retrouver ce dont le manque nous est propre. Et, oui encore, nous « sommes faits » pour la mort parce que l’usage même d’un corps s’y use (tout auto-fonctionnement fragilise la structure même qui le permet, et son succès même ruine celle-ci à terme), de même que nous sommes humainement faits pour le désir, parce que l’homme ne peut ni s’affranchir (comme conscience), ni se satisfaire (comme liberté) de ce qui l’oriente.

Enfin, quand le poète révèle que la « vaste mer » que chante ce recueil est, non l’océan Atlantique attendu de ce Canarien, mais (p.13, début du recueil) celle de l’enfance (desde el mar de la infancia) et (p.97, dernier vers du livre) celle du temps (por el gran mar del tiempo), tout est encore ici méticuleusement médité et formulé : comme la mer, en effet, l’enfance est homogène, indéfinie pour elle-même, toujours recommençable parce que partout source d’elle-même, et, comme la mer, le temps a cette épaisseur que tout présent cache sous lui, et qu’à la fois il équilibre et abrite. La surface de la mer est comme une flèche immensément aplatie en un flux allant vers lui-même.

Il y a même, selon l’auteur, des raisons philosophiques pour lesquelles le réel n’est justement pas accessible philosophiquement, mais seulement poétiquement, et elles tiennent à la nature même du réel : alors que l’irréel (qu’on pense à une ombre, un écho, un reflet, un mirage…) ne peut pas agir par lui-même, mais est le simple résultat d’une activité extérieure (une interposition, un rebond, une diffraction…), est réel ce qui peut agir (sur soi ou sur les autres choses) depuis ses propriétés, il se produit par les traits qu’il possède. Mais justement, si le réel se définit par l’activité de son être-à-soi, c’est-à-dire détient lui-même ses conditions d’inscription spatio-temporelle, alors sa présence-à-soi ne peut jamais être parfaitement représentée-pour-nous. Seule la poésie peut entrer dans la chose en mimant le langage secret qu’elle se tient à elle-même. La vraie métaphysique ne peut être qu’allusive, contourner la non-explicitation du réel en formulant « poétiquement » les sous-entendus de ce réel même.

Il y a enfin chez ce poète une étrange et très caractéristique piété non-religieuse. Piété (le mot même est souvent employé), comme on voit dans les diverses invocations lancées : aux esprits des morts, à l’air de la forêt, au ciel étoilé…

 

« … Beaux

esprits des morts dans le matin clair,

priez pour nous, qu’une ultime piété

dénoue les limites, abolisse la distance » (p.77)

 

« Air de la forêt, prends nos vies

pour tourner avec toi dans la lueur du monde » (p.79)

 

« Puisse le ciel étoilé t’accorder,

quand tu te montres au milieu de la nuit,

son obscure clarté. Puissent les Pléiades

t’offrir leur don altier et t’éclairer.

Puisque tu apparais pour aimer… » (p.85)

 

Mais c’est la piété du temps, la piété de l’œil, la piété des morts, et même la piété de la destruction qui sont requises et chantées. Pourquoi ?

Piété (le vieux mot latin et médiéval disait déjà, surtout, le service respectueux, et le soutien reconnaissant, des enfants à l’égard des parents, ou des concitoyens à celui de leur patrie) renvoie ici à une sorte de sollicitude à avoir à l’égard de ce qui nous dépasse, un hommage à rendre (et un honneur à faire) à ce qui est plus parfait que nous, à ce dont l’excellence nous tient et nous fonde. Pourquoi alors « piété du temps » (p.39, p.87) ? Parce que le temps bien compris ne nous sépare jamais de ce à quoi nous devons nous consacrer, parce que toute souveraineté personnelle est illusoire, qui nierait sa dépendance à l’égard de la source inlassable du présent (auquel, de gré ou de force, le meilleur de nous appartient). Pourquoi aussi « piété des morts » (p.77) ? Parce que ceux-ci nous rendent le service posthume, non d’intercéder pour nous (en saints ordinaires, mais irréels), mais de nous donner la lumière dénouée qui désormais les baigne. Pourquoi encore « piété de l’œil » ?

« Le ravin à nu offrait ses pierres

à la piété de l’œil (la piedad del ojo) » (p.17)

Parce que l’œil est là, non pour la lumière, mais pour nous l’apprivoiser, nous munir de sa seule violence utile (par exemple, l’œil ne juge pas des couleurs du monde, mais les met à disposition de notre jugement).

Andrés Sánchez Robayna est un auteur profond, et étincelant. Sa poésie ramène au monde même les trois catégories essentielles de la lecture religieuse de la vie : la Création, la Révélation, le Salut (ou Rédemption). Ici, clairement, le Devenir est une suffisante Création (le réel par principe produit ce qui le reproduit, et détruit ce qui le stérilise) : c’est comme si, dans l’Univers, le fondement perpétuel des choses jouait à se renouveler lui-même, tirait joie de son surprenant pouvoir de se continuer. De même, la Révélation (qui est ordinairement le message divin apprenant aux âmes humaines ce qu’elles doivent faire d’elles-mêmes pour honorer leur dette) se réduit, magnifiquement, ici, au spectacle d’un Univers se montrant à lui-même de quoi il est capable, comme ici :

 

« Tu t’en vas et tu es présente, et encore une fois

tu élèves ta douce main vers les manguiers,

je touche avec toi leurs fruits, c’est comme si les arbres

cherchaient ce toucher, comme si

paisiblement, la peau du monde

désirait t’offrir ses entrailles, et le désir

de leur pulpe se donner à toi, plus vivement

que la plus vivante, sans soupçon

de finitude, ardente, pure présence » (p.63)

 

Enfin, le Salut (la venue du Royaume) tiendrait dans l’auto-enlacement de la chaîne même de l’être – le monde se justifierait dans l’âme même qu’il se donne en apparaissant toujours mieux, et qui le ferait réapparaître à lui-même dans les témoins conscients (parlants et chantants) qu’il s’est forgé :

 

« Comme le peintre qui peint seulement ce qu’il voit,

mais qui peint aussi l’être parmi les choses,

c’est-à-dire, traverse le visible

par-dessus toutes les formes qui bornent

la vision, et s’abandonne, alors l’invisible

montre sa réalité, de la même façon

quelques pauvres paroles, en un seul battement

trouent la matière du monde, et en nous

le monde réapparaît… » (p.37)

 

Il n’est donc « pas tard » – se dit (p.75) le poète – « tu aimes encore ». Tout est donc encore possible et sensé antes de que la luz llegue a su término, « avant que la lumière parvienne à son terme »…

 

« Que le rêve, une fois encore,

sans discontinuer,

prenne la même profondeur, l’avidité

du braiement du mulet qui descend,

lentement dans le ravin, le cri

qui déchire le jour brûlant,

et le détruit, le rêve

de la mer semée d’îles,

et que j’étreigne son corps entre mes bras,

le corps renaissant du désir

avant que la lumière parvienne à son terme » (p.93)

 

Marc Wetzel

 

Andrés Sanchez Robayna (Las Palmas, 1952) est titulaire de la chaire de littérature espagnole de l’université de La Laguna (Tenerife). Il est l’auteur de plusieurs essais et livres de poèmes dont Feu blanc, publié au Taillis Pré, et Sur une confidence de la mer grecque, aux éditions Gallimard. De nombreuses vidéos de ses conférences sont disponibles sur Internet.

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.