Panama Al Brown L’énigme de la force, ALEX W. INKER, Jacques Goldstein
Panama Al Brown L’énigme de la force, septembre 2017, 165 pages, 24 €
Ecrivain(s): Alex W. Inker, Jacques Goldstein Edition: Sarbacane
Alfonso Teofilo Brown, alias Panama Al Brown, « l’Araignée noire », a laissé sa trace fulgurante dans l’histoire de la boxe et dans le Paris de l’entre-deux guerres. Poids coq (53,524 en un temps où n’étaient reconnues que huit catégories), d’une taille inhabituelle, doté d’une allonge et d’un punch foudroyants, il devint champion du monde aux Etats-Unis en 1929 et ne perdit son titre – ou ce qu’il en restait sur les tablettes de la seule IBU (International Boxing Union) reconnue surtout en Europe – qu’en 1935 à Valencia dans un contexte douteux face à l’espagnol Baltazar Sangchili. Mais au-delà des douze cordes du ring, son élégance naturelle, ses frasques, incompatibles avec la vie en principe équilibrée d’un athlète, et l’amitié d’un poète, ont selon l’expression consacrée fait de sa vie un roman, bouleversant, roman revisité en 1982 à travers les pages écrites par un autre artiste, le peintre Eduardo Arroyo.
Ce sont ces deux faces d’un Al Brown dédoublé qu’un autre A(lexandre W)INKER dresse, gants au poings et aux mains, et fait s’affronter sur la couverture que l’on comprend une fois le livre refermé. Fil conducteur de ce récit, naturellement dessiné en noir et blanc : Jacques, journaliste en fin de course, désabusé, fatigué, à deux doigts d’être viré, entend à peine le nom d’Al Brown prononcé par Cocteau en 1955 lors de son Discours de réception à l’Académie Française ; mais il tombe dans la cour de l’Institut sur Georges Peeters – alors chef de la rubrique « Boxe » de L’Equipe – hors de lui d’avoir « entendu le nom d’un ami mort dans la [dèche la plus complète] résonner sous les dorures de la Coupole », lui qui en octobre 1948 avait signé dans le quotidien sportif un reportage titré : « Une nuit à Harlem j’ai retrouvé le prestigieux Al Brown misérable et vieilli… qui rêve de revenir à Paris ». C’est le déclic pour Jacques. Il a trouvé son sujet, qui va le faire rentrer en grâce auprès de son patron auquel il promet « un papier du tonnerre », et qui lui ouvre les cordons de la bourse pour couvrir les frais. Car son enquête, machine à remonter le temps, va mener Jacques de Panama à New-York, de Harlem à Paris, où servi par la chance et son flair revenus, il va rencontrer la sœur du champion disparu, un pilier de bar qui connut Al dans sa douloureuse fin de parcours, un chauffeur de taxi, à Pigalle une entraîneuse, et le tenancier du « Caprice », sous les ponts de l’ancien pugiliste Cleto Locatelli. De témoignage en témoignage, le puzzle se reconstitue : des débuts panaméens en 1922 au titre mondial, de l’arrivée à Paris où Al connaîtra ses plus belles années, les combats, les excès de tous ordres, le jazzman ; et sa redécouverte par Jean Cocteau qui va le faire remonter sur le ring et le conduire jusqu’à la revanche sur Sangchili (1938 au Vel’d’hiv, Palais des Sports), avant de lui conseiller vainement d’arrêter en beauté sur cette victoire et de quitter ce milieu. Puis l’inéluctable déchéance, les tristes bagarres où il jouait désormais pour quelques dollars les faire-valoirs contre quelques débutants ; la mort en 1951, à 50 ans, tuberculose, usé, épuisé, vidé, sur un lit de l’hôpital de Staten Island.
Au terme de sa quête improbable, Jacques va sombrer lui aussi. Son rédacteur en chef, furieux, n’attache pas le moindre intérêt à cette histoire d’un « champion de boxe d’il y a vingt ans ! Même pas Français ! Un nègre drogué ! Inverti ! Moi j’m’en fous pas mal. [Va te faire voir. T’es lourdé] ». Clochardisé à son tour, il abandonnera sur un banc, consciemment ou non, son carnet de notes devenu inutile, « Panama Al Brown ». De case en case, de bulle en bulle, Alex INKER crée une atmosphère tout à la fois véridique et onirique, atteignant même des moments de grâce – ainsi de ce camp d’entraînement perdu en pleine campagne monté de toutes pièces pour qu’Al puisse s’y préparer en toute sérénité. A son scénario a contribué Jacques – tiens… – Goldstein, auquel il revient d’apposer en un texte sobre et soutenu, allant à l’essentiel, le poing final, aussi intelligemment qu’a été opéré le choix de la dizaine de documents et photos illustrant cet épilogue. Sur l’une de ces dernières, Al, au temps de sa splendeur, se trouve notamment entouré de Michel Leiris et Georges-Henri Rivière, pianiste occasionnel du « Bœuf sur le toit » et futur inventeur du Musée des Arts et Traditions populaires : un cliché directement lié au match étonnant monté au Cirque d’Hiver… pour financer l’expédition en Afrique de l’ethnologue Marcel Griaule, au bénéfice de laquelle fut versée toute la recette.
Jean Durry
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