Ours, Olivier Deschizeaux, par Marc Wetzel
Ours, Olivier Deschizeaux, éditions Rougerie, avril 2018, 64 pages, 12 €
Ours, c’est, semble-t-il, un surnom d’orphelin. La fin de ce recueil dit très nettement pourquoi et comment :
« Avec ses yeux d’amour battu, avec son salut bafoué, et son corps épais comme les cieux, je la pleure en toutes mes nuits, en toutes mes enfances, puisque maman est un rêve devenu rive de spectres, une chambre d’hôpital d’où je m’enfuis la gorge nouée… » (p.58).
« Maman n’est plus là, la mort peut-être, l’amour sans doute, elle n’est plus dedans ni dehors, brisée par la démence, elle nous a quittés en claquant la porte d’un revers de la raison, elle est loin maintenant, assise en pleurant quelque part dans une grande maison aux murs blancs, gueulant dans les ténèbres avec pour seul souvenir cette étrange violence, maman est partie sans même nous adresser un regard, le visage défait par la folie, elle qui nous aimait tant. Je ne suis plus qu’errance et solitude, orphelin de tes bougies saintes, de tes mots cousus dans l’arbre noir qui s’enroule en moi » (p.59).
La question d’ensemble de l’ours me paraît celle-ci : face à la folie de la mère, la poésie est-elle une réponse, ou une simple question de plus ? André Comte-Sponville a souvent dit que la philosophie avait été (devant sa mère dépressive et suicidaire, dont la liberté eut donc vie mauvaise) sa bonne mère ; mais ici, maman n’est pas dépressive, elle est délirante. La matrice a manqué de conscience, et plus encore, de raison. Aucune sagesse ne pouvait donc ici compenser. Issue d’une terrifiante « moribonde nativité » (p.55), la raison de notre auteur fut comme mort-née. Il le dit sans ciller : « L’enfance est ce qui peut arriver de pire à un homme » (p.44). Et la question de toute une vie est celle-ci : on a débité toute son énergie à exorciser une source malade – et, ce désenvoûtement d’extrême justesse réussi, que fait donc l’orphelin d’une poésie à la salubrité essentiellement réactive, devenue sa « phobie la plus vaste » (p.32), et qui lui fait dire « Je me sépare de mon essence » (p.25) ?
Si donc – comme le disait Lionel Bourg dans sa préface à L’Herbe noire, le précédent recueil – « l’excès, ici, sera donc la norme », c’est que notre auteur est hanté par une question-limite : comment être humainement fidèle à une folie maternelle ? C’est impossible (puisque toute fidélité est vertu de se vouer au meilleur, non au pire) et pourtant inévitable (toute fidélité continue sa source, ou n’est rien). L’exemplaire, chez cet auteur, est une sorte de fantasmagorique lucidité : lucidité de celui qui ne cache ni ce que sa propre piété a de pathologique, ni ce que le monde d’avance (qui est le trésor de guerre de toute jeunesse) doit rogner de lui-même quand cette jeunesse est passée et perdue. Fantasmagorie pourtant, car sa douloureuse sagacité semble trancher dans le vif d’un impossible constamment renouvelé, et les idées/images de notre poète forment comme d’étranges méandres de sécheresse, ou des étincelles d’amputation ! :
« l’arc et la flèche dans le cortex asséché du soldat » (p.37)
« mon poitrail est un rêve aveugle » (p.29)
« je suis un oiseau mort sous tes paupières » (p.36)
« Viens donc parmi nous enfant des ténèbres, toi qui célèbres la messe de minuit en costume de zèbre » (p.24)
C’est, je ne le cache pas, une poésie sans humour, intrigue ni espoir. Mais ces trois absences sont justifiées par la teneur du propos et pour son impact. L’absence d’humour indique qu’ici une raison humaine a mieux à faire qu’à se moquer d’elle-même, puisqu’elle a d’abord à émerger, et reprendre confiance ! Absence d’intrigue : l’enchaînement réussi de ses états n’est pas le fort de la conscience de Deschizeaux ; agencer ce qui lui arrive pour nous en divertir serait comme une trahison. Ce n’est pas l’ingéniosité rebondissante de l’esprit que nous scrutons et mendions ici, c’est sa profondeur, et elle est au rendez-vous. Comme dans cette simple ligne :
« Je n’ai plus hâte de vivre, son karma brigue le mien » (p.58)
Comment mieux formuler l’hérédité du faillible ? Ce « karma » (ce destin transitif !!) maternel, qui « brigue » (qui sollicite impétueusement, qui réclame par manœuvre d’obtention) le sien, qui le menace d’une sorte de constriction de bouée pire que toute noyade, est, mieux que tout scénario, l’ours intangible, l’événement récurrent, de tout devenir.
Et poésie sans espoir, c’est vrai. Mais on sent (l’agitation intérieure n’empêche donc pas le spinozisme…) que pour notre auteur l’espoir ne serait qu’une veule et complaisante joie de douter de l’inévitabilité du pire (Rita n’est pas sainte pour rien, tout de même ! voilà ce qu’on ne pense pas notre poète pouvoir se dire !).
J’ai souligné ici le mot « veule », car, avec sa redoutable franchise, l’auteur nomme (pages 9 et 60), en début et en fin de livre, « veulerie » le vice central, le péché le plus tentant. La veulerie c’est le narcissisme se contentant de peu, c’est la dilution complaisante de l’exigence dans l’impuissance, c’est vouloir passer pour victime de sa propre inattention au meilleur. Ne t’accuse pas, Deschizeaux : ton pari merveilleux aura été de ne te conduire, dans l’enfer natif de ta condition, ni en damné ni en diable. Ton beau livre y contribue, ta trouble poésie y parvient :
« Pour soulager l’enfer, la terre s’agenouille sur le ciel, à toi maman je dédie ma vie ma mort mon amour et mes eaux troubles, moi qui croupis en un monde sans soleil » (p.60).
Marc Wetzel
Olivier Deschizeaux est un poète français né à Villefranche-sur-Saône le 30 juillet 1970. Il vit à Lyon depuis 1994, où il travaille à l'élaboration d'une poésie sans tabou ni concession. influencé principalement par Arthur Rimbaud, Allen Ginsberg et André Breton, il est est également baigné par la musique de Beethoven, Miles Davis ou Bob Dylan.
En 2003 il rencontre Olivier Rougerie, directeur des éditions Rougerie.
Il publie des recueils de poèmes dès 2004 et des poèmes inédits dans les revues Verso, Arpa, Pyro et bien d'autres... Publication en 2010 dans la revue Multiples du Loup de Lichen.
Il a participé à 4 livres d'artiste chez Huguet éditions sous la direction de Michel Sottet, : Orphelinat, Étranges Noblesses, Cantique de minuit, Ma jeunesse.
En 2004 Olivier Deschizeaux est lauréat du prix Louis-Guillaume (prix du poème en prose).
Il est aussi l'invité de nombreux festivals (Lodève, Rochefort, Rennes...).
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