Ouatann, Azza Filali
Ouatann, Azza Filali, Editions Elyzad (Tunis), mai 2012, 391 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Azza Filali
Dans son chef-d’œuvre Une maison pour Monsieur Biswas, V. S. Naipaul décrit un personnage obstinément désireux d’avoir sa propre maison où il sera libre et indépendant des autres. Idée et envie extraordinaires au regard de ses conditions de vie misérables dans une petite île des Caraïbes. Mr Biswas s’effondrera littéralement en accomplissant cet effort exceptionnel. La maison dans le roman est aussi une métaphore ; celle du pays ; du pays à créer sur une terre issue de l’esclavage. Dans Ouatann, le roman de la Tunisienne Azza Filali, c’est également d’une maison qu’il s’agit ; au sens propre et au sens figuré. Une maison construite à l’époque coloniale par un Français, monsieur Jacques, dont la tombe occupe un petit coin du jardin luxuriant. Tout tourne autour de cette construction située sur la pointe d’une corniche, un endroit a priori idyllique, face à la méditerranée dont on ne décrit plus la beauté. Cette maison, grande, belle, confortable, est pleine de trappes et de remises, ce qui n’est pas préjudiciable en soi, tout dépendant de l’usage qu’on en fait. Rachetée par Si Mokhtar, vieux commerçant de Tunis, elle n’est ni à l’abandon ni tout à fait habitée. Si Mokhtar pensait à son fils en l’achetant ; mais celui-ci a émigré au Canada où il s’est marié et s’est installé définitivement – ne revenant au pays qu’en coup de vent, pour une ou deux semaines tout au plus.
Par une sorte de transfert douloureux, Si Mokhtar renie la maison et ne veut plus en entendre parler. Sa fille, Michkat, avocate quadragénaire et divorcée, sans repères dans Tunis, essaie paresseusement de s’en occuper. Prise entre ses échecs amoureux, les soins à sa mère souffrant de la maladie d’Alzheimer et ses états d’âme face à la corruption de son patron, elle ne s’aperçoit guère que le gardien qu’elle a engagé pour surveiller ladite maison en prend à son aise. C’est une filouterie précisément du gardien qui fait le nœud du récit. Inconscient, comme tout le monde, de toute idée d’infraction ou de délit, le gardien loue en cachette la maison à un certain Mansour, qui, sans y séjourner lui-même, y installe d’abord un nommé Rached, puis un prétendu oncle de celui-ci du nom de Naceur, le premier ayant en réalité pour tâche d’avoir à l’œil le second. Naceur sort de prison ; il a été libéré bien avant le terme de sa peine grâce à l’intervention de personnes haut placées. Ce sont elles qui, de la porte de la prison, l’ont fait conduire directement dans la maison de la corniche. Là il attend qu’on lui fournisse un passeport avec une nouvelle identité et un visa pour l’Europe – le « bon côté de la géographie ». Mais avant cela, une dernière fois si l’on peut dire (c’est bien pourquoi on l’a fait libérer), Naceur doit faire preuve de son savoir-faire. Naceur est ingénieur spécialisé dans le truquage des grands travaux de construction. Un pont dont il a trafiqué la teneur en acier et en béton s’est écroulé, faisant de nombreuses victimes – d’où, quand même, le séjour en prison. Ses commanditaires, jamais inquiétés, lui demandent à nouveau le même type de « calculs » à propos d’un autre gros chantier. A la fin du roman, Mansour, l’intermédiaire qui a loué la maison, et qui paye tout en billets de banque dont il semble avoir un stock inépuisable, Mansour donc – lui-même sorti de prison – meurt d’une balle dans la tête sans qu’on sache si c’est un suicide ou pas. Le jeune imam du village d’à côté ne se fait pas prier pour dissimuler le corps dans le sous-sol de la mosquée, puis de procéder à un enterrement furtif, n’hésitant pas à prendre des libertés avec les règles de la religion qu’il professe.
« Lazhar avait jugé prudent d’ensevelir Mansour au-dessus d’un mort déjà ancien, il ne fallait pas qu’une tombe fraîche attirât l’attention des villageois ».
Il importe peu en vérité d’exposer le riche emmêlement de vipères autour de cette maison de la corniche ; ce qu’il convient de comprendre, c’est que, rassemblés peu à peu dans cet endroit, tous les personnages, hommes, femmes et même enfants ne sont pas innocents. D’une écriture calme et désabusée – le récit alterne le « je » et le « il » – Azza Filali nous présente une vision bien impitoyable de la Tunisie juste avant la révolution. Nous avons vu que le gardien est un escroc, que l’imam, malgré la barbe qui proclame son rigorisme, a part à l’immoralité générale ; le fils du gardien, sans emploi depuis toujours, organise sur des embarcations de fortune des passages de clandestins en direction des côtes italiennes avec la complicité de la police ; son fils à lui, écolier, est témoin oculaire de la mort de Mansour mais nie, contre cadeau, avoir vu quoi que ce soit. Son maître à l’école « touche les culottes des filles ». Violeurs également, les policiers ; en pleine rue ! « Le vacarme semblait n’avoir été entendu par personne, Rached se précipita dans la ruelle : derrière le container d’ordures, deux policiers serraient une jeune fille qui se débattait ».
Tout est flétrissure dans cette maison pleine de trappes et de cachettes héritée de monsieur Jacques ; cette maison à l’emplacement pourtant idyllique que tous ne pensent qu’à fuir. Prenant le temps de développer chaque personnage, entrelaçant avec maîtrise les itinéraires et les desseins, Azza Filali compose un sac d’embrouilles maffieuses qui jamais n’égarent le lecteur. Quelle époque ! Les voisins se fliquent et se dénoncent entre eux, tout le monde ou presque a un dossier au ministère de l’Intérieur, les hommes ne donnent pas du plaisir aux épouses qui, elles-mêmes, sont accusées par les maris d’être « pratiquantes, frigides et momifiées avant l’heure… ». L’art d’Azza Filali est de prendre son temps pour narrer ; l’intention, encore une fois, étant de tisser avec clarté la toile complexe d’une impasse générale.
Gosford Park est un film de Robert Altman. Une riche crapule rassemble pour quelques jours des invités de toutes sortes dans sa propriété à la campagne. Elle est tuée ; chacun de ceux qui sont présents (y compris les domestiques) tels qu’ils sont présentés pendant tout le film, a une raison d’être l’assassin. Quand la police arrive sur les lieux pour l’enquête, le film prend fin. Azza Filali, de même, développe longuement et posément les différents fils d’une intrigue ; à la fin, le lecteur n’éprouve guère le besoin de savoir l’issue des magouilles grandes ou petites que les uns et les autres concoctent ; l’essentiel étant le tableau poignant d’un pays que chacun, à son niveau, vandalise à cœur joie, un pays où, bientôt, s’immolera par le feu un miséreux pour crier son désespoir.
« Quand l’honneur revient, le pays se lève au cœur des êtres ».
Théo Ananissoh
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