Identification

Où vivre, Carole Zalberg (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein le 17.10.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Où vivre, Carole Zalberg, Grasset, octobre 2018, 144 pages, 16 €

Où vivre, Carole Zalberg (par Pierrette Epsztein)

 

Après une très longue absence, l’héroïne du dernier roman de Carole Zalberg, Où vivre, embarque à Paris pour une visite à la branche de sa famille installée en Israël. C’est à son retour que le besoin irrépressible de garder trace monte en elle. Elle nous informe : « Pour discerner la vérité fragile et complexe de ces vies, il fallait éviter le fracas du réel et de son actualité constamment tourmentée. Il fallait écouter leurs voix à tous. Tantôt lointaines, fantomatiques, tantôt vives et exigeantes, elles ne m’ont plus quittée ».

L’héroïne ouvre le bal puis délègue successivement la parole à chacun des personnages importants de cette famille pour mieux s’en emparer et nouer le tout dans un bouquet final digne de celui d’un feu d’artifice. La réussite est incontestable. Nous suivons cette chronique sans pouvoir nous en abstraire un instant. Pourtant, pas de péripéties surprenantes, pas de rebondissements imprévus. Non, dans ce roman choral, ce qui est impressionnant, c’est le trajet intérieur d’un groupe de personnages de papier qui sont tous en lien étroit avec l’héroïne et avec Israël, ce pays chéri et désavoué. Elle, qui vit en France, qui n’est là qu’en visite, surplombe tous les récits et réussit à tisser une toile et à donner une cohérence implacable à l’ensemble de ces méditations.

Bien que faisant partie de la même lignée, chacun va, à sa façon, porter un regard singulier sur ce pays, va entretenir un rapport particulier à l’Histoire, à la trajectoire familiale où des souvenirs vécus ou racontés laissent en chacun d’eux des cicatrices. Quelle place l’auteur va-t-elle attribuer à chacun des protagonistes dans la généalogie familiale ? Quels rapports vont-ils entretenir avec Israël et avec la judaïté ?

Le roman débute après la guerre et se déroule sur soixante ans. La scène inaugurale est un accident. Un jeune couple, revenu au pays après de longues années d’absence, est percuté de plein fouet par une voiture venant en sens inverse. Le personnage masculin sera gravement blessé. Il survivra et sa femme aussi. Quelques évènements trouent la banalité du quotidien, font effraction dans le récit et vont interrompre les incantations des personnages. Le premier sera, en 1949, l’exil de la terre d’origine et le long périple pour atteindre la Terre Promise. Les deuxième et troisième seront les tentatives d’accords de paix et les espoirs qu’ils déclenchent mais qui se termineront par l’assassinat d’Anouar el-Sadate en octobre 1981, puis par celui d’Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, le 4 novembre 1995, commis par un extrémiste juif, à la fin d’une manifestation pour la paix en soutien aux accords d’Oslo sur la place des Rois d’Israël, à Tel-Aviv. Les derniers mentionnés seront les attentats-suicide du 11 septembre 2001 perpétrés le même jour aux États-Unis par des membres du réseau djihadiste Al-Qaïda, visant des bâtiments symboliques du nord-est du pays et faisant 2977 morts.

Les personnages que fait parler l’auteur non seulement évoquent leur Israël intime mais, à travers la pluralité des points de vue qui se dégagent elle nous permet de percevoir les opinions multiformes de chaque génération.

La première génération d’après-guerre arrive dans un Israël de rêve au soleil aveuglant avec, chevillé au corps, l’utopie de construire un pays neuf. Du passé il faut faire table rase. Oublier l’horreur, « On grandit vite dans le danger et les privations », oublier les humiliations. Il s’agit pour elle d’inventer de nouvelles formes de vie communautaire y compris dans l’éducation des enfants, masquer son altérité au profit d’une communauté solidaire symbolisée par le kibboutz, ne partir de rien, se faire paysan, creuser une terre ingrate et la faire fructifier y compris, si nécessaire, en forçant un peu la nature, tout partager, oublier tous ses rêves d’ascension sociale, oublier ses origines y compris la langue yiddish. La seule qu’il faut pratiquer c’est l’hébreu, qu’il faut faire revivre, un hébreu qui saura s’adapter à la modernité. Certains de ces pionniers deviendront « des légendes vivantes ». Et tous s’évertuent avec opiniâtreté à faire survivre une imagerie idéalisée à laquelle ils tentent de se raccrocher pour ne pas sombrer dans le regret. « Ce qu’ils étaient en train de réussir nous semblait colossal et merveilleux, plus exaltant que tout ce qu’on aurait pu envisager ici ».

La deuxième génération est née dans un pays qui n’a cessé d’être en guerre contre ses voisins, qui vit en permanence dans la méfiance, où chacun doit être prêt à sacrifier sa vie pour défendre cette terre si dure à protéger. Mais le mirage et les espoirs fous des débuts commencent à s’effriter. La jeunesse est moins déterminée. Trois ans de son printemps offerts à l’armée, toute sa vie être réserviste, c’est pour elle un très grand sacrifice, trop grand pour certains. La paix est-elle vraiment à ce prix ? Dans ce tissu social qui se déchire, les rencontres, les mariages, les séparations s’enchaînent. Certains amorcent un virage soit vers la réussite financière individuelle qui contribue à enfanter une classe de parvenus, soit vers la rupture avec ce pays qui n’a pas tenu ses promesses et qu’ils n’ont plus qu’à fuir pour un nouvel exil. Leur faut-il s’arracher à cette terre pour pouvoir l’observer de loin et en pénétrer les mystérieux ressorts qui l’agitent et l’ébranlent ?

À la troisième génération, une certaine fatalité a envahi la force vive du pays. Les jeunes sabras sont plus attirés par la réussite individuelle et finissent par accepter le monde tel qu’il va faute d’être assez forts ou assez convaincus pour oser un pas de côté. Quels choix leur restent-t-ils ? Soit adhérer à l’esprit guerrier, se cuirasser et se radicaliser : « On a été élevés comme ça, durs à la tâche, durs à la souffrance… », soit s’ouvrir au libéralisme triomphant et faire égoïstement leur trou en oubliant l’altruisme des débuts quitte à accepter que les kibboutz soient vendus en appartements, soit partir vers d’autres horizons. Mais qu’ils l’acceptent ou non, ils sont enfants de cette histoire dont les traces indélébiles et désordonnées ne passent pas malgré toutes les tentatives pour les étouffer. Et persiste, au fond d’eux, un sentiment de trahison d’un idéal auquel ils n’adhèrent plus. Même s’ils s’accordent pour que leur pays soit désigné comme un « état juif », « la religion, en temps normal, n’a pas vraiment sa place ici ».

Dans ce nouveau roman, la réflexion ne se déploie pas en largeur, elle ne s’étire pas dans les détails comme dans A défaut d’Amérique, paru en 2012 où Carole Zalberg se faisait archéologue grattant le moindre indice pour faire jaillir le souvenir. Dans Où vivre, elle se fait plutôt spéléologue. Dans de courts monologues intérieurs, chaque personnage s’enfonce dans les profondeurs de son abysse, explore un espace intime, utilise une focale qui lui est propre pour traduire sa manière de l’appréhender. Et cette remontée du temps sur quatre générations offre au lecteur, par une pluralité de points de vue, une vision globale très précise de la richesse et des contradictions de ce pays qui se cherche sans cesse et n’arrive pas à trouver un juste équilibre.

L’écriture est concise et précise. Ce roman polyphonique est très resserré, chaque mot pèse. Où vivreest découpé en courts chapitres qui portent chacun en titre un prénom et une date. Quoi de plus efficace comme stratégie que le discours indirect libre pour faire parler les silences ? Alors, Carole Zalberg va faire danser la langue. Les pronoms valsent entre le « je » et le « tu », le « il » et le « elle », le « nous » et le « vous ». Le temps esquisse les figures du tango, un pas en avant dans le présent, deux pas en arrière dans le passé et les figures complexes du futur emportent les personnages haut dans des rêves jamais aboutis. Et dans l’espace, ils dansent le cha-cha-cha entre la France et Israël, entre Israël et l’Amérique, entre Israël et l’Australie. Entre les « ici et les ailleurs ». Sur la piste, le temps retrouvé se confond souvent avec le temps perdu. Le temps de l’espoir et celui de la réalité se cognent sans cesse.

A travers l’introspection accomplie tout à tour par chacun des personnages, ce roman montre avec brio les tiraillements constants qui surgissent au fond de chacun entre la tentation du collectif qui enferme dans la chaleur matricielle de la communauté des semblables, et le désir d’émancipation de l’individu qui oblige à la séparation et la rupture avec l’entre-soi.

L’accident de voiture, où un des personnages est percuté par un inconnu dans un moment où sa vie paraît au comble du bonheur, ne réussit cependant pas à le broyer. Malgré son corps envahi de vis et d’écrous, au bout de longues années, la vie, en lui, sera la plus forte et triomphera une fois de plus de la mort. Cette scène inaugurale ne peut-elle pas être interprétée comme une métaphore de ce pays, entravé mais survivant, qu’est Israël ?

La tâche de la troisième génération des natifs ne consistera-t-elle pas à s’inventer une vie nouvelle ? À retrouver des alliances inédites indispensables avec ses voisins en éloignant définitivement les fantômes du passé ? Pour cela, ne lui incombera-t-il pas de résoudre les conflits présents, d’envisager dans le futur une paix possible sur cette terre fragile, agitée de soubresauts et de blessures qui se cicatrisent mal, pour tendre enfin vers « l’embellie » ?.

Quand nous fermons Où vivre, nous ne pouvons qu’être frappés de réaliser à quel point les questions posées dans ce roman, celles de pays, de patrie, d’identité, de racines, de religion, rejoignent des controverses actuelles qui ébranlent notre propre pays. Notre société métissée et plurielle ne devrait-elle pas, elle aussi, aspirer à relever le défi de concevoir des réponses à des antagonismes que certains s’excitent à exacerber ?

 

Pierrette Epsztein

 

Carole Zalberg, née en 1965, vit à Paris. En plus d’être écrivain, elle est aussi traductrice et parolière. Elle a participé à plusieurs recueils collectifs. Certains de ses poèmes figurent dans plusieurs anthologies de la poésie française. Elle a écrit des ouvrages pour la jeunesse. Elle anime des rencontres littéraires à la Librairie La Terrasse de Gutenberg à Paris. Elle a reçu le Prix Littérature-monde AFD en 2014. Elle est administratrice de la SGDL depuis 2012 et secrétaire générale depuis juin 2014.

 

  • Vu: 2935

A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

Lire tous les articles de Pierrette Epsztein

 

Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.