Où va l’argent des pauvres, Denis Colombi (par Patrick Devaux)
Où va l’argent des pauvres, Denis Colombi, janvier 2020, 21 €
Edition: Payot
Si l’auteur ne met pas de point d’interrogation à son titre, c’est probablement qu’il a trouvé une sorte de réponse quelque part doublement rassurante et angoissante : les pauvres ont-ils le droit ou même les facultés nécessaires à dépenser l’argent qu’on leur « donne » ? Mais l’argent n’est-il pas à tous et qu’en font donc les personnes si pas riches au moins « non pauvres » ? Répondre à la question c’est aussi repenser la consommation de la classe moyenne : « …les pauvres et l’argent. Deux sujets sur lesquels les considérations morales vont bon train, où l’on est plus prompt à prononcer un jugement qu’à chercher à comprendre. Deux entités marquées par un soupçon d’immoralité. Aux premiers, on reproche implicitement de ne pas être capable de se contrôler, de se retenir ou de faire les bons choix. Du second, on craint l’effet corrupteur, le pouvoir séducteur, et la transformation d’honnêtes travailleurs en oisifs professionnels… ».
Comme on l’entend d’ailleurs dans la plupart des discours politiques, chacun veut aider les plus démunis mais chacun a une idée différente de la notion d’aide, voire de celle de pauvreté, avec plus ou moins des idées de suspicion : « Venir en aide aux pauvres ? Oui mais… pas aux immigrés et à leurs descendants supposés, ni aux assistés, ni aux chômeurs… Au final, sans doute à personne ».
Ignorer certains aspects de la pauvreté ne la rendra pas plus honteuse ou plus noble comme non plus la classer à droite ou à gauche de l’échiquier politique ne réglera pas la solution de certains extrêmes envisagés, les avis variant plutôt par choix politique que par véritable connaissance du problème. Entre préjugés et méconnaissance, le pauvre… reste un pauvre, disqualifié également socialement. L’auteur relate par l’exemple la plupart des clichés possibles : migrants, bons ou mauvais pauvres, endettés, etc… « Tout le monde s’accorde sur l’idée qu’il faut aider les pauvres… mais ce principe général est accompagné d’une sorte de bas de page, écrite en tout petits caractères : mais seulement les bonspauvres ».
Quelle que soit la situation, le pauvre reste défini par le regard qu’on lui porte et souvent par rapport à sa situation propre ou les références collectives bien ou mal acquises, l’Histoire nous ayant fait osciller, pour le Moyen-âge, entre pauvre christique et ensuite victimisé en vagabondage à partir du XIVème siècle, l’étiquette du « nouveau pauvre » s’affirmant lors des crises du XXème siècle révélant également les « nouveaux riches ».
L’ouvrage de Denis Colombi fait la part belle aux spécialisations concernant le vaste sujet de l’argent, évoquant, par exemple, la chrématistique, c’est-à-dire l’accumulation de l’argent, la soif d’argent elle-même n’étant jamais satisfaite.
Entre faux-semblant et vraie morale, l’auteur tente le tri entre nouveau riche et ancien pauvre, chaque acte étant conditionné par une vie personnelle, des choix familiaux et ce en dehors des clichés systématiques, ce qui rend ce livre intéressant. Aussi l’examen des situations par rapport à l’argent donné ou partagé publiquement.
L’objet de consommation est déterminant dans la pseudo-richesse dénoncée par smartphone interposé avec la prétendue immoralité de la possession, un luxe nécessaire comme internet devenant l’instrument évident pour sortir de la pauvreté. Bref, il faut avoir un minimum d’instruments et de moyens pour s’en sortir, la dépense faisant elle-même partie d’un processus d’intégration.
L’auteur nous rappelle également que la gestion de la pauvreté est une économie de genre dévolue essentiellement aux femmes.
Reste à positionner la pauvreté dans un système de fierté évolutive plutôt que dans un processus de rejet.
Ouvrage intelligent, complexe qui explique également les processus culturels motivant la manière d’être par rapport à l’argent ou… à son manque… et les consommations afférentes en quantité, qualité ou opportunités impossibles, pour les pauvres, à parfois saisir au bon moment.
Patrick Devaux
Denis Colombi, sociologue, enseigne les sciences économiques et sociales au lycée. Il est l'auteur du blog sociologique Une heure de peine.
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