Où l’amour alterne avec la mort, Textes originaux et inédits, Isabelle Eberhardt (par Patryck Froissart)
Où l’amour alterne avec la mort, Textes orignaux et inédits, Isabelle Eberhardt, Ardemment éditions, Coll. Les Ardentes, janvier 2024, 205 pages, 17 €
Il faut savoir gré aux Editions Ardemment de la publication de ces écrits originaux, dont certains inédits, de l’aventureuse-aventurière Isabelle Eberhardt, dans la Collection Les Ardentes, créée en janvier 2022, dont le dessein est « de republier des autrices » qui ont été « invisibilisées » par le processus d’effacement de l’Histoire et de redonner à leur parole la force littéraire et politique qui a résonné dans leur époque en rendant « ces écrits accessibles au public contemporain » et en « constituant un matrimoine en vis-à-vis du patrimoine dominant ».
Tout en étant pleinement relatifs au thème annoncé par le titre, Où l’amour alterne avec la mort, les textes rassemblés ici s’inscrivent précisément dans l’objectif de la Collection.
« Autrice nomade au Maghreb à l’orée du XXe siècle, Isabelle Eberhardt incarne depuis des générations la figure modèle de l’aventurière et de la rebelle. Portée par sa soif de liberté, elle a déjà transgressé à vingt ans tous les codes culturels de son genre et de la société occidentale qu’elle réprouve. Elle se décrit comme une originale, une rêveuse, qui veut vivre en nomade, loin du monde civilisé, pour y décrire ce qu’elle a vu et communiquer ce qu’elle a ressenti devant les splendeurs tristes du Sahara. De par son assimilation totale à la terre d’accueil et par sa fascination pour l’Islam, Isabelle Eberhardt livre à la postérité un butin ethnologique et littéraire d’une valeur inestimable ».
Les dessins qui, en totale cohérence avec les textes, illustrent l’ouvrage, sont de l’autrice elle-même.
L’ensemble comporte seize textes, certains ayant été publiés initialement, du vivant de l’autrice, en feuilletons dans la presse de l’Algérie coloniale, de genres divers, se succédant « dans l’ordre chronologique des écrits parus jusqu’au décès tragique de l’autrice », emportée par une crue soudaine à Aïn Sefra, allant de l’article journalistique au conte ou à la nouvelle d’inspiration locale, en passant par des fragments narratifs autobiographiques.
En presque totalité, ces écrits ont pour cadres, naturel, rural, plus rarement urbain, pour ambiance, et pour contexte socio-historique, cette Algérie que l’autrice, faisant fi de toutes les convenances, a passionnément aimée et sillonnée dès l’âge de vingt ans, à partir de 1897, en train, en voiture et à cheval, facilement acceptée parmi les communautés nomades, la plupart du temps habillée en homme et se faisant appeler Mahmoud après s’être convertie à l’Islam.
« Isabelle/Mahmoud écrit autant au masculin qu’au féminin, sans souci de cohérence au regard de la société coloniale, qui condamne son oscillation provocante entre ses deux genres, se présentant en tant que journaliste, tour à tour, comme Mahmoud Saadi, madame Ehnni, mademoiselle Eberhardt. Le travestissement lui octroie la permission de fouler avec ses semelles de vent le territoire des hommes en compagnie desquels elle jouit de la liberté de partager leur société la plus vile, fumer du kif, boire, fréquenter des lieux de débauche, ou leur plus haute société » (Introduction).
L’Amour est ici le domaine de passions autant soudaines qu’irrésistibles, ardentes, exclusives, socialement ou religieusement interdites, de liaisons dangereuses, de relations adultères, de coups de foudre délétères, de ruptures brutales. D’une façon récursive est mise en scène une jeune fille de milieu modeste, souvent humble bergère, musulmane, innocente, que séduit un militaire roumi en vadrouille, un spahi en garnison, ou le fils d’un richissime et donc respectable notable. L’histoire s’achève fatalement par la mort tragique – meurtre ou suicide – de la jeune fille, ou par son inévitable chute, après la rupture et l’exclusion familiale et sociale consécutive, dans un des quartiers de prostitution qui prospèrent en un certain nombre de villes de la colonie.
La Mort, omniprésente, est expressivement personnifiée par la derouïcha, Kheïra la macabre laveuse de cadavres, qui erre sinistrement de deuil en deuil par les immensités semi-désertiques, dans la nouvelle au titre éponyme, judicieusement placée, symboliquement, au centre du recueil.
« Sur les cailloux aigus, dans les flaques d’eau glacée de la piste sans nom qui est la route du douar de Dahra, une femme avance péniblement, ses loques grisâtres arrachées, enflées comme des voiles par le vent. Maigre et voûtée comme le sont vite les bédouines porteuses d’enfants, elle s’appuie sur un bâton de zeb-boudj. Son visage sans âge est osseux. Les yeux, grands et fixes, ont la couleur terne des eaux dormantes et croupies. Des cheveux noirs retombent sur son front, ses joues et ses lèvres bleuies par le froid se retroussent et se collent sur des dents aiguës, jaunâtres. Elle va droit devant elle, comme les nuages qui s’en vont sous la poussée du vent (La Derouïcha).
En parfaite harmonie avec ce thème récurrent, obsédant, qui est la marque de la présente anthologie, cette tragique dualité Eros-Thanatos annoncée par le titre, la peinture des décors et l’atmosphère du contexte dans lequel évoluent les protagonistes sont toujours d’une sombre tonalité mélancolique exprimée par une écriture en laquelle domine, en toute beauté de style, la fonction poétique.
« Elle se souvenait, comme d’un rêve très beau, de jours plus gais sur des coteaux riants que dorait le soleil, au pied des montagnes puissantes que des gorges profondes déchiraient, ouvraient sur la tiédeur bleue de l’horizon. Il y avait là-bas de grandes forêts de pins et de chênes liège, silencieuses et menaçantes, et des taillis touffus d’où montait une haleine chaude dans la transparence des automnes, dans l’ivresse brutale des printemps. Il y avait des myrtes verts et des lauriers-roses étoilés au bord des oueds paisibles, à travers les jardins de figuiers et les oliveraies grises. Les fougères diaphanes jetaient leur brume légère sur les coulées de sang des rochers éventrés, près des cascades de perle, et les torrents roulaient, joyeux au soleil, ou hurlaient dans l’effroi des nuits d’hiver (Taalith).
Tout en étant en totale cohérence avec le thème promis par le titre, les textes présentés, révélant un engagement plus ou moins explicite dans un militantisme féministe précurseur, sont en évidente conformité avec la personnalité à la fois humaniste et provocatrice d’Isabelle Eberhardt et sa revendication ouvertement assumée de mener librement sa vie hors des normes sociales et moralisatrices conventionnelles de son époque.
« (Re)Lire Isabelle Eberhardt, c’est voyager avec une femme en avance sur son temps, qui a osé vivre libre, assumer sa sensualité, sa foi musulmane et ses prises de position anticolonialistes » (Note éditoriale).
Patryck Froissart
Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt, également appelée Si Mahmoud, ou Mahmoud Saadi, née le 17 février 1877 à Genève et morte le 21 octobre 1904 à Aïn-Sefra, en Algérie, est une exploratrice, journaliste et écrivaine née suisse de parents d’origine russe, et devenue française par son mariage.
- Vu : 1049