Otages intimes, Jeanne Benameur
Otages intimes, août 2015, 208 pages, 18,80 €
Ecrivain(s): Jeanne Benameur Edition: Actes Sud
Après le magnifique quintette que constituait Profanes, Jeanne Benameur nous propose une nouvelle partition, un trio rassemblé autour du piano d’Irène, auxquelles quelques voix isolées viennent apporter leur contrepoint. Le récit de ce nouvel opus, Orages intimes, est aussi l’accompagnement d’une transformation, d’un retour et d’une possible renaissance.
Etienne est ce qu’on appelle un correspondant de guerre, un photographe de guerre plus précisément, un de ces hommes qui a choisi d’aller voir pour montrer, armé de son regard et de son Leica. Sur ce qu’on nomme parfois le théâtre des opérations, pour ne pas avoir su courir – ou pour avoir su suspendre la course pour un regard direct, sans l’écran de l’objectif et du viseur – il a été pris. Pris et fait otage. Transformé en simple objet de négociation et d’échange. Le prix, pour lui, aura été un enfermement, une réclusion à durée indéterminée. Un confinement sur quelques mètres carrés de silence et de bruits inquiétants qui savent effacer l’humain de lui-même, le réduire à une marchandise « en souffrance ». En attente d’on ne sait quoi.
Le récit s’ouvre sur la libération d’Etienne. Une libération qui ne sera pas pour autant la fin de l’enfermement. S’il n’y a plus les murs, s’il n’y a plus les menaces, il n’y a pas non plus effacement de ce qui a été. L’écriture attentive et immensément respectueuse de Jeanne Benameur fait de nous les témoins discrets de ce difficile chemin de retour, aux limites de l’impossible et de l’impensable, de l’inimaginable.
Pour pouvoir revivre, ou même simplement vivre et se remettre, Etienne retrouve la maison maternelle et le village d’enfance où vivent ceux qui ont choisi de rester, sans faire d’éclat ni défier la mort ou la guerre, le risque et la course où l’on peut à tout moment tout perdre. L’enlèvement et la réclusion du photographe a rappelé à chacun, au sens le plus fort du terme, l’harmonie du trio qu’avait su accueillir Irène, la mère abandonnée par un mari pris par la mer. Etienne le photographe reclus qui plongeait d’une guerre à l’autre, toujours sur le départ, toujours ailleurs. Jofranka, la petite qui venait de loin et qui accueille aujourd’hui celles qui viennent d’encore plus loin pour tenter de libérer leur parole, de permettre leur témoignage contre les crimes de guerre auprès du Tribunal de La Haye. Enzo, le fils de l’italien, qui n’a pas quitté le village et qui, entre deux vols au plus haut de son parapente, travaille en silence le bois, le sculpte et l’assemble dans son atelier d’ébéniste. Un trio d’amis, de quasi frères et sœurs, qui fut aussi un trio musical qui répétait inlassablement un trio de Weber. Le souffle et la flûte pour Jofranka, les caresses de l’archet et le violoncelle pour Enzo, les touches noires et blanches du piano pour Etienne.
Loin des fracas et de la violence quotidienne, de tout fracas et de toute violence, il reste l’harmonie perdue du trio, profondément ancrée en chacun. Cela ne peut sans doute pas s’expliquer. A peine se dire. Tout juste se partager. La force de Jeanne Benameur est de parvenir à nous la faire ressentir. Nous la donner à voir ou entendre, à la faire résonner dans les phrases qu’elle nous fait partager. Au moins en partie. Phrases fragmentées par la recherche du mot juste, suspendues par le défaut des mots. Questions instables ou inabouties qui hésitent à se poser et qui n’osent aller jusqu’au point d’interrogation. Glissements insensibles et sans frontières, entre les paroles, les gestes, les voix… L’écriture et la langue de l’auteur nous mènent au-delà des phrases bien faites, de la littérature policée, en un lieu où l’humain cherche ses mots. Un lieu où se cherchent les mots qui permettront peut-être de vivre un peu mieux, un peu plus fidèle à soi-même, un peu plus attentif aux autres, un peu plus proche d’une certaine authenticité (à défaut de vérité).
Au fil de ces pages, il peut arriver que l’on reconnaisse une écriture familière, que l’on ait le sentiment que Mme Benameur fait du Benameur… C’est que l’on a échappé au texte et que notre esprit est ailleurs. Qu’on se laisse porter par le rythme, par les images, par les incertitudes d’une écriture qui ne cesse de se chercher, et l’on oublie alors qu’il s’agit de littérature car on plonge dans l’humanité de chacun, tout simplement.
Il y a quelque chose de profondément humain dans ce récit où la narratrice est plutôt révélatrice. Il y a aussi du conte dans ce récit qui – au-delà de l’anecdote d’un scénario – nous parle de choses qui peuvent tous nous toucher, qui nous touchent tous : des constructions et reconstructions que la vie nous impose parfois, des choix à faire et de ce qui permet de les faire, des illusions auxquelles nous nous accrochons, du passé perdu qui ne se perd pas… Si l’on n’avait pas trop peur de faire fuir le lecteur en disant cela, on pourrait dire de ce roman qu’il comporte une dimension éthique : il nous questionne sur le sens de la vie (de nos vies) et sur nos façons de voir et vivre le monde. Avec bienveillance, sans brutalité et sans donner de leçon. Prenez le temps de le lire en marge des excitations et agitations du quotidien. Ce temps « perdu », il vous sera largement rendu, pour peu que vous vous laissiez porter par cette voix à la fois si singulière et si familière, si proche.
Marc Ossorguine
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