Orféo, Richard Powers
Orféo, août 2015, traduit de l’américain par Jean-Yves Pellegrin, 426 pages, 22 €
Ecrivain(s): Richard Powers Edition: Le Cherche-Midi
Le temps où nous composions...
Dans une tranquille petite ville américaine, un vieil homme, Peter Als, compositeur et passionné de musique classique profite de sa retraite pour s’adonner à sa passion préférée : la chimie et l’étude des structures de l’ADN. Cet intérêt a tout à voir avec la musique car la chimie est pour Peter une partition de musique. L’étudier c’est déchiffrer les notes secrètes et mélodieuses de l’atome. Cependant, des événements tragiques extérieurs vont faire irruption dans la vie solitaire et tranquille du septuagénaire. Soupçonné d’actes terroristes, Peter Als devient la proie du gouvernement fédéral. Il est traqué. Face au désarroi et aussi à l’incompréhension de son monde devenu ultra sécuritaire, il fuit et commence alors un voyage à travers l’Amérique…
Orfeo renoue avec les thèmes de prédilection de Richard Powers. En effet, l’auteur a toujours souligné son intérêt pour la science et la musique. Il met en exergue l’impact de ces domaines dans la vie et les agissements de ces personnages. Ainsi, nous a-t-il donné par le passé de magnifiques romans tels que La chambre aux échos et Le temps où nous chantions. Il ne cesse de suivre la trajectoire individuelle de ses protagonistes et de leurs choix pris dans les tourments de la vie.
Orfeo n’échappe pas à la règle. L’écriture est rugueuse, âpre et parfois difficilement accessible pour un profane de la science musicale. Cependant, la rigueur et la « froideur » apparente du style offrent très souvent de belles envolées poétiques. Le lecteur est en diapason avec Peter Als lorsqu’il se remémore son passé et ses ratages. Il se sent ému, touché par cet homme animé par la musique et possédé par elle au point de tout lui donner. C’est là la clé de voûte de la prose de Richard Powers car il sait dépeindre avec sobriété la complexité humaine dans chacun de ses choix, dans chacune de ses souffrances. La solitude de Peter, sa fuite dans les vastes espaces américains ont donné naissance à des pages littéraires dignes d’un road movie. Richard Powers ressuscite non seulement la vie du vieil homme mais aussi tout un pan de l’Histoire américaine. Il nous en a déjà donné un aperçu dans son précédent chef-d’œuvre, Le dilemme du prisonnier, publié en français l’année dernière.
Peter Als, dans sa course effrénée, se souvient d’un passé lointain et lumineux. Il se rappelle des amours perdues, des amitiés évanouies. A chaque souvenir, la musique retentit comme un écho à un monde qui s’efface. Le drame de Pater Als réside dans sa tentative vaine de résoudre une équation mathématique qui lui est chère : faire coexister deux réalités et les faire interagir. Le musicien veut faire de ce monde une partition de musique parfaite et qu’à son tour la musique entraîne le monde dans une danse harmonieuse et sans fausse note. Mais comme Icare, Peter Als échoue. Il devient aux yeux du monde un vieux fou, un marginal, un égoïste et un éternel enfant. Jusqu’au bout il aspire à ce monde rêvé sans pouvoir l’effleurer…
Orfeo est aussi un roman d’une intensité rare. Il questionne sur le sens que nous donnons à la vie et aux rêves que nous avons jetés aux vents pour se conformer au réel, aux normes et à la dure loi du compromis. L’odyssée de Peter Als est un voyage d’adieu, un requiem au monde tel qu’il est et dans lequel Peter n’a jamais su se faire une place. Dans une certaine mesure, l’immédiateté des flux informationnels, le besoin narcissique de se promouvoir au travers des sites et blogs ainsi que l’ultra sécurité ont eu raison de Peter Als. En fin de compte, Richard Powers n’a jamais aussi bien dénoncé ce monde désaxé qu’en nous décrivant Peter Als comme un homme de trop, un homme inapte à la vie dans une société de plus en plus dictatoriale car uniformisée à outrance.
« Sara, dis-tu. En sécurité quand toute sécurité est perdue. Sara ? Faisons quelque chose.
(…)
Quelque chose de bien. Bien fort. Bien vivant. Une rose que personne ne connaît.
Quand elle acquiescera ne serait-ce qu’un peu, tu iras vers la porte et tu la franchiras. Tu courras vers un lieu neuf et vert, de nouveau attentif à des dangers inédits. Tu continueras d’avancer, ta fiole soliflore levée bien haut, comme un chef d’orchestre qui prépare sa baguette à lancer une chose plus heureuse que nul ne le soupçonne. Temps fort d’un petit infini. Et tu entendras enfin à quoi elle ressemble, cette musique ».
Victoire Nguyen
- Vu : 5018