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Ordesa, Manuel Vilas (par Jean-François Mézil)

Ecrit par Jean-François Mézil le 28.08.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Ordesa, Manuel Vilas, Editions du sous-sol, août 2019, trad. espagnol Isabelle Gugnon, 400 pages, 23 €

Ordesa, Manuel Vilas (par Jean-François Mézil)

 

Un livre inclassable ? Cela est heureux en ces temps de conformité. Être un peu paumé quand on lit fait du bien.

Par quel bout le prendre pour le chroniquer ? J’ai l’impression d’une valise sans poignée.

Une valise remplie de souvenirs, même si « se souvenir, c’est brûler des neurones inutilement ». Quelques photos à l’appui et, en épilogue, onze poèmes – comme pour rehausser l’originalité du recueil.

Souvenirs réels : « Le passé, ce sont des meubles, des couloirs […] des chemises que les morts ont portées ».

Souvenirs inventés : « Je veux me rappeler qu’elle m’a dit ça, mais en réalité elle n’a pas parlé, pas prononcé la moindre syllabe ».

Un regard sur l’enfance, sur la famille, sur la mort et donc, par ricochet, sur la vie dont la mort est « une extension », « l’expression la plus aboutie du mystère de la vie ».

Suite à son divorce, l’auteur verse dans la déprime. Il « empeste l’échec », il a des « impressions de désespoir profond », ses deux fils ne lui rendent que de courtes visites et « sont maintenant deux étrangers ». Écrire peut être vu comme une thérapie : « Toute ma vie m’a accompagné la crainte de devenir fou […] cela se traduit par une envie de casser des objets, briser des fenêtres, déchirer des chemises, fracasser des assiettes, défoncer des portes, donner des coups de pied dans les meubles et se jeter enfin dans le vide ». Un état dépressif qu’on pourrait nommer nostalgie : l’algie du retour – un retour impossible vers l’enfant qu’on a été, lui qui « gratte les veines de l’adulte » qu’on est devenu.

Quatre cents pages d’une confession dans un style direct, pas du tout sinistre et imprégnée de poésie. Excursion dans le temps : entre 1962 (l’époque, sous Franco, de la Seat 124) et 2015. La quête d’un homme cherchant « à faire remonter les messages obscurs et nombreux en provenance des corps humains, des rues, des villes, de la politique, des médias, de ce que nous sommes ». On le voit, ce livre a des allures de patchwork. Il est fait d’obsessions, la couleur jaune notamment (celle de « l’œuf mélangé aux pommes de terre ») : « Le jaune est l’état visuel de l’âme. Le jaune est la couleur du passé, de la désagrégation des familles, de la pénurie, l’espace moral auquel mène la pauvreté, de la souffrance de ne pas voir tes enfants, de la chute de l’Espagne dans les miasmes espagnols, des voitures, des autoroutes, des souvenirs, des villes où j’ai vécu, des hôtels où j’ai dormi, le jaune parle de tout cela ».

2015. Après son divorce, la tristesse assaille l’auteur (« je fraternise avec ma tristesse ») et le pousse à consulter. Le scanner cérébral ne révèle rien, et le neurologue, « homme corpulent, chauve, aux ongles soignés », conclut « qu’il n’y a rien d’anormal dans sa tête ».

Manuel Vilas commence alors ce livre, pensant que son état d’âme « était dû à une vague réminiscence d’un fait survenu » à Ordesa, une vallée pyrénéenne où « toutes les insanités de l’existence s’évanouissent devant la splendeur des montagnes, des arbres et de la rivière ». Page à page, il remonte le fil de sa propre histoire (« un corps bourrelé de remords »). Il le fait sans ordre ni tri des événements, à la recherche du père. Un père idéalisé que « les malades, les débiles, les pauvres et les misérables aimaient ». Un père dont il fait son modèle : « Je ne souhaite pas être différent de mon père, avoir une identité propre me terrifie. Je préfère être mon père ». Inaccessible de son vivant (« nous ne nous sommes jamais rien dit »), et maintenant incinéré : « Qui était-il ? En ne le disant pas, mon père échafaudait ce livre ».

Et la mère ? « Ce qui me reliait à ma mère était et reste un mystère que je parviendrai peut-être à déchiffrer une seconde avant de mourir » ; « Je n’entends plus sa voix. Je ne me rappelle plus sa voix. Si je la réentendais, je me mettrais peut-être à croire à la beauté du monde » ; « À la fin de sa vie, plus personne ne supportait ma mère. Pas même elle. Elle broyait tout ce qui se trouvait sur son passage à la manière d’un Blender. Un grand Blender, voilà ce qu’elle était » ; « Sûr que les morts en ont marre de ma mère. Sûr qu’ils espèrent qu’elle ressuscitera la première ».

Que devient l’amour entre un enfant et ses parents une fois que ceux-ci sont morts ? Pour Manuel Vilas, la question est sensible : « Mon père ne m’a jamais dit qu’il m’aimait, ma mère non plus » ; « Il m’a fallu inventer l’amour de mes parents pour moi ». Là encore, il idéalise : « Il se peut que mes parents aient été des anges ou que leur mort les ait transformés en anges à mes yeux » ; « Ma mère a baptisé le monde, ce qui n’a pas été nommé par elle me semble menaçant. Mon père a créé le monde, ce qui n’a pas été validé par lui me semble peu sûr et vide ».

Il en vient à douter : « Il se peut que mes parents n’aient pas été réels. Il reste de moins en moins de gens susceptibles d’attester leur réalité ». D’où l’idée de faire parler les objets : « La serviette est à présent dans mes mains mouillées. Je passe de longs moments à la regarder, j’essaie de lui poser des questions, oui, de l’interroger. Et elle me répond, elle me parle ».

Un livre émaillé de phrases drôles ou provocatrices. À titre d’exemple :

« Je n’avais pas porté de costume depuis des années, sans doute depuis mon mariage. Parce que pour divorcer on n’a pas besoin d’être en complet ».

« Quand on connaît le salaire de quelqu’un, on le voit nu ».

« La poésie et le capitalisme, c’est pareil ».

Mais un livre, avant tout, douloureux : « Je ne suis fait que de l’espoir de vous revoir, papa, maman ». Si douloureux que son cœur « ressemble à un arbre noir couverts d’oiseaux jaunes qui piaillent et [lui] perforent la chair dans une sorte de martyre ».

Même si, à mon sens, elles auraient gagné à être resserrées, ces quatre cents pages sont riches de trouvailles. Elles ouvrent des malles sorties d’un cagibi, cet « étrange réduit triangulaire, tout en angles, aux murs couverts d’un papier peint avec des étoiles sur un fond de ciel bleu foncé ». C’est le livre d’un homme seul : « Être avec moi est une addiction ». C’est « la fiction d’un homme meurtri » qui cherche à se perdre sans attendre la mort (« la mort de mon père appelle la mienne ») et voudrait s’enfuir de la réalité, comme l’a fait son père : « Il a trouvé une porte et il est parti ».

 

Jean-François Mézil

 

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A propos du rédacteur

Jean-François Mézil

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Jean-François Mézil est né à Cannes. Il vit et écrit à Lautrec. Il a publié, à ce jour, trois romans.