Oméga mineur, Paul Verhaegen
Oméga Mineur. Le Cherche Midi, Lot 49, 740 p. 25 €. 2010
Ecrivain(s): Paul Verhaegen Edition: Le Cherche-Midi
Il y a des livres qu’on aime tellement qu’on a envie de les partager avec tout le monde. Il y a des livres qui changent la vie d’un lecteur. Il y a des livres comme Oméga Mineur du flamand Paul Verhaeghen.
Oméga Mineur est un monument. Un livre brillantissime comme il n’y en existera peut-être qu’un seul cette année. Ou dans les dix prochaines. Oméga Mineur est un livre total qui a l’ambition folle d’embrasser tout le XXe siècle. Et qui y parvient.
Comment débute-t-on un roman total ? Par une scène de sexe. Parce que « au commencement était l’Acte ».
Par le trou de la serrure, Paul Andermans espionne sa colocataire en pleins ébats. Mais quelque chose l’interpelle. Il a l’impression d’une mise en scène, comme si tout avait été organisé pour qu’il y assiste précisément à ce moment. Pendant plusieurs jours, cette scène va se rejouer dans son esprit et le torturer. Et c’est pourquoi il décide de se lancer dans la rédaction du « Grand livre » que nous pouvons lire.
Paul Andermans est un jeune psychologue flamand venu étudier à Postdam. Peu après son arrivée, il se fait passer à tabac par un groupe de skinheads pour avoir voulu s’interposer lors d’une agression raciste. A l’hôpital, il rencontre un vieil homme, Jozef de Heer. Survivant d’Auschwitz, ce dernier lui demande de venir lui faire la lecture chez lui. Mais Paul va lui suggérer une idée bien plus ambitieuse : qu’il lui raconte sa vie. Où il sera question de la montée du nazisme en Allemagne, de la clandestinité, des camps et d’une carrière de magicien sur fond de mur de Berlin.
On suit également le physicien Goldfarb qui lui aussi vécut dans l’Allemagne nazie et dont les parents s’exilèrent aux Etats-Unis. Ingénieur surdoué, il participa à la construction de la bombe atomique au Nouveau-Mexique avant de mener une carrière d’astronome populaire couronnée par un Prix Nobel. Il y a aussi Hugo, un jeune skinhead qui agressera Paul, et sa rencontre avec Nébula, une pseudo artiste-vidéaste porno qu’il sauve d’une agression.
Toutes ces histoires vont se mêler les unes aux autres. Les genres aussi se mêlent.Oméga Mineur est à la fois un roman d’initiation, un roman historique, un roman sur les camps de concentration, un roman d’amour, un roman scientifique, un roman d’espionnage (« Si vous lisez un récit situé à Postdam et Berlin, vous pouvez vous attendre à pas mal d’espionnage, non ? »).
C’est aussi un roman qui réfléchit et qui pose des questions, mais des questions pour lesquelles Paul Verhaeghen n’apporte pas de réponses. Il n’est pas là pour nous faire la leçon, mais pour nous pousser dans nos retranchements. Un SS qui sauve un enfant peut-il se racheter de tous ses crimes ? Peut-on dénoncer des juifs aux nazis pour sauver des amis proches ? La bombe atomique a-t-elle finalement du bon puisqu’elle a permis d’abréger la guerre ?
Le sujet central du roman est le nazisme. Paul Verhaeghen explore sous différentes facettes : sa montée en Allemagne, l’horreur des camps, ses réminiscences dans l’Allemagne des années 90. Il se place à la fois du côté des nazis et de leurs victimes, mais des victimes qui ne sont pas forcément si innocentes que cela et des bourreaux pas si coupables que l’on veut bien le croire.
Il pose aussi la question de la littérature sur les camps de concentration. Il fait dire à l’un de ses personnages que le « genre » a été fixé par des auteurs comme Elie Wiesel ou Primo Levi qui ont défini « une bonne façon » d’aborder le sujet : le témoignage. Tout le monde a-t-il le droit d’écrire sur les camps de concentration ? Seules les victimes sont-elles « habilitées » à le traiter ? Paul Verhaeghen en fournit une réponse assez sidérante qu’il serait dommage de dévoiler ici. Mais ce qu’on peut dire c’est que oui : au nom de la littérature, tout, tout est permis.
Oméga Mineur n’est pas seulement une œuvre brillante par son intrigue et sa structure, elle l’est aussi par son écriture (et la non moins remarquable traduction de Claro). L’écriture de Verhaeghen est complexe, mais sa phrase toujours fluide. Elle serpente, se contorsionne, alterne les rythmes, se fait plus ou moins longue, mais accroche toujours si bien qu’il est difficile de lâcher prise. Pour celui qui cherche une leçon sur l’utilisation de la virgule dans la phrase, c’est un véritable récital.
Si par son ampleur, Oméga Mineur peut évoquer Thomas Pynchon, c’est un Pynchon qui ne perd pas son lecteur en cours de route par un trop plein d’érudition, d’informations, de situations. Même quand il se livre à une description de la bombe nucléaire, raisonnement mathématique à l’appui, Paul Verhaeghen n’ennuie pas. Ce serait un Pynchon reconverti en spécialiste du « page-turner ».
L’auteur est aussi comparé au Don de Lillo d’Outremonde, mais alors c’est un Don de Lillo plus charnel, un peu moins coincé, un peu moins démonstratif. Un Don de Lillo européen en somme.
Oméga Mineur n’est pas une lecture de tout repos. Par ses sujets et par les questions qu’il soulève, il instille le trouble et le malaise. Comme l’un de ses personnages qui vit une carrière de magicien, Paul Verhaeghen n’oublie pas de jouer aussi avec son lecteur et à le manipuler. Car Paul Verhaeghen est aussi Keyser Soze, le héros du film Usual Suspects de Bryan Singer !
Yann Suty
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