Oiseau de malheur, Johanna Sinisalo
OISEAU DE MALHEUR Editions « Actes sud » mars 2011 / 416 pages / 23 €
Ecrivain(s): Johanna Sinisalo Edition: Actes SudL’AUTEUR : Jeune auteur finlandais, Johanna Sinisalo, a déjà obtenu le « finlandia prize » pour « jamais avant le coucher du soleil ».
Où peut bien se trouver la cage de cet « oiseau de malheur » dans les fichiers d’Actes Sud ? Thriller ? Fantastique ? Rubrique écologie politique ? Roman d’amour ? A tour de rôle, ces genres ? ou, tous à la fois, en un mélange sucré / très salé ?
Ce qu’on entend d’abord, c’est le côté trek-book, à mi pente entre un « Petit futé » pour pieds agiles, et un « Guide du routard » à ne pas mettre dans tous les sacs…
On part en méga rando (non professionnels, s’abstenir) avec un couple (amoureux, en partant) de jeunes finlandais, s’élançant, non sur le G20 cher à nos randonneurs – moi, non compris – mais, là-bas, au bout du monde, dans une Tasmanie inconnue (juré) de tous les élèves…
Il faut plusieurs semaines pour espérer boucler l’affaire, avec un emploi du temps de psychorigide, un zeste de bagages (du genre : tout-doit-tenir-dans-le-mini-sac-à-dos-oui-ou-m----- !) ;
aucun porteur en vue ; le Sherpa ne vit pas sous ces latitudes, « hypersauvages », « hypernatures » mais, peut-être bien aussi « hyperdifficiles ».
Marcher finit par devenir LE sport le plus exigeant qui soit : « je pense à mes épaules ; je pense à mon dos ; je pense à mes règles » dit Heidi, la fille du livre, qui n’a rien, mais alors, rien à voir avec l’autre, celle de nos enfances, ses alpages et son grand père à moustaches. Celle-là « est bien roulée, pas en reste question jugeote et puis c’est une sacrée bête au lit ».
Manger devient au fil de la rando, quelque chose d’obsessionnel, qui frise la pratique rituelle et prend à la fin des allures de torture de haut vol, quand il n’y a plus que « quatre allumettes ». Nous crapahutons – tout juste si je n’ai pas eu des ampoules moi aussi – au rythme des purées en sachet et des tranches fines de saucisson dont la perte résonne comme le cri de Rodrigue, au bord de la bataille…
Bref, direz-vous, agréable pendant littéraire du pertinent film de Philippe Harel : « les randonneurs » où, souvenez-vous, Karin Viard pleurait tout du long. Sauf que dans notre « oiseau », les trakers « ont l’air à demi morts, le visage gris, éteint » ; on se prend d’inquiétude grandissante pour eux !
Le livre de Sinisalo, c’est une nature décrite au pinceau fin : palette complète des verts et des roux de ce morceau – radeau de Nouvelle Zélande (attrapez au passage quelques pages pour votre prochain voyage, ou prochain rêve…) qui finit, sournoisement par gober, détruire l’énergie, les capacités et même l’envie de nos deux finlandais ; elle, d’abord ; elle, surtout : « la Tasmanie flingue tout », lâche-t-elle. Lui, Jyrki, est un grand type du nord, placide, organisé, sécurisant en diable (au début, nous, les filles, on se prend à rêvasser à « ses grandes mains »…). Mais, voilà qu’au fil des sentiers, le bonhomme vire à l’écolo maniaque, au « Khmer vert ». Interdit de jeter quoi que ce soit ; pas même le papier Q, surtout pas les traces « des ragnagnas ! » et Heidi, en déclaration de guerre à son mec, de balancer le tampon « parasite repu de mon sang », à la manière, irrésistible d’un Thierry la fronde ! Car, l’amour mute, au gré des sentiers du bush ; la défiance, la haine, parfois, serpentent ; nature dominatrice, mâle dominateur, femelle… dissimulatrice ?
Et puis, il y a cette atmosphère, délicieuse d’angoisse au goutte à goutte, façon, parfois Agatha Christie. Le bleu, le vert virent à l’inquiétant, au pas net. La forêt primaire se cale dans l’étouffant ; silence rempli de bruits ; peur absolue des tempêtes. Un peu de « Jurassic Park » s’invite ; « les oiseaux » d’Hitchcock (le début, quand ils sont terrorisants à force de banalité) font aussi partie du banquet. Arrive, sans qu’on le voit nettement, le Kéa ; le Kéa ? « malin comme un singe, méchant comme une teigne ». Mais lisez donc !
Jouissif, mené à train d’enfer, notre guide pour ailleurs est aussi, est surtout, livre d’écrivain chevronné, construit comme un de ces sandwichs scandinaves, architecturé, à la fois complexe et simple : une tranche d’Heidi, une de Jyrki, saupoudré çà et là de courtes citations du « cœur des ténèbres » de Conrad, posées là, histoire de nous dire que celui qui ne cherche qu’un bon guide pour la Tasmanie, peut passer son sentier. Ne pas oublier – surtout pas – la sauce piquante bien dégueu ; le petit frère d’Heidi qui fait entendre sa chanson de petite frappe perverse, inquiétante et sadique à souhait…
Sur le soir de ces itinéraires du monde, de l’écologie, des sentiers, des gens, on a perdu un briquet orange ; alors, le final de l’opéra peut commencer et ce n’est pas une musiquette pour midinette ! « et je vois ce que je n’aurais jamais voulu voir… »
Décidément, une grande, Sinisalo, une très grande…
Martine L. Petauton
- Vu : 8540