Œuvres, Rabindranath Tagore (par Matthieu Gosztola)
Œuvres, Rabindranath Tagore, Gallimard, coll. Quarto, février 2020, trad. anglais et bengali par un collectif de traducteurs, édition de Fabien Chartier, préface de Saraju Gita Banerjee et Fabien Chartier, 1632 pages + 16 pages hors texte, 122 ill., 31 €
« Mon chant a dépouillé ses parures. Je n’y mets plus d’orgueil », confie Rabindranath Tagore (1861-1941) : voici une certaine forme de théâtre. Voici maintenant quelques-unes des notes prises par Franz Marijnen, à Bruxelles, pendant un cours donné par Jerzy Grotowski et son collaborateur Ryszard Cieślak, en 1966 : « [I]l est très important de ne jamais faire quelque chose qui ne soit pas en harmonie avec votre impulsion vitale, quelque chose que vous ne puissiez pas justifier vous-même. Nous sommes liés à la terre. Quand nous sautons en l’air, elle nous attend. Chaque chose que nous entreprenons doit être faite sans trop de hâte, mais avec un grand courage ; autrement dit, pas comme un somnambule, mais avec toute notre conscience, dynamiquement, comme le résultat d’impulsions définies. Nous devons graduellement apprendre à être personnellement responsable de tout ce que nous faisons. Nous devons chercher ». Grotowski écrit lui-même dans Vers un Théâtre pauvre (titre précieux entre tous) : « C’est en même temps quelque chose de […] difficile à définir, mais néanmoins très tangible du point de vue du travail. C’est l’action de se mettre à nu, de se dépouiller de protections de la vie quotidienne, de s’extérioriser. Non pas ‘pour se montrer’, car ce serait de l’exhibitionnisme. C’est un acte sérieux et solennel de révélation ».
Pareille sérieuse et solennelle attention anime, à tous les instants de son œuvre (à tous ses feux), Rabindranath Tagore, qui confesse dans une Offrande lyrique portée aux nues, en son temps, par un Yeats passionné par l’Inde et le mysticisme, puis par un Gide amoureux de ce qu’il juge être la vérité de l’exotisme (Saint-John Perse sera l’intercesseur) : « Tu m’as fait infini, tel est ton plaisir. Ce frêle calice tu l’épuises sans cesse et le remplis sans cesse à neuf de fraîche vive. / Cette petite flûte de roseau, tu l’as emportée par les collines et les vallées et tu as soufflé, au travers, des mélodies éternellement neuves. / À l’immortel toucher de tes mains, mon cœur joyeux échappe ses limites et se répand en ineffables épanchements. / Tes dons infinis, je n’ai que mes étroites mains pour m’en saisir. Mais les âges passent et encore tu verses et toujours il reste de la place à remplir ». Et toujours il reste de la place à remplir… On est saisi. Quel est, pour Tagore, cet infini en l’homme ? La conscience.
Tagore, apôtre d’une seule réalité : l’humaine conscience ? Dans Une fenêtre sur le monde est niché ce résumé, adorable oiseau qui fait son chemin sonore d’un bout à l’autre de la vie du poète : « [T]oute véritable acquisition doit aboutir à une plus grande prise de conscience de nous-mêmes. S’il n’en est pas ainsi, les gains extérieurs demeureront extérieurs et illusoires comme toutes les conquêtes analogues. // La rose est bien autre chose / qu’une excuse rougissante de l’épine ». L’homme de foi Tagore a-t-il eu pour volonté de servir (avec la componction nécessaire) une idée, une seule idée, telle que formulée dans La Religion de l’homme ou dans Vers l’homme universel : « L’individu doit exister pour l’Humanité et doit l’exprimer dans des œuvres impersonnelles », « qui révèle[ront] en lui la divinité – laquelle est son humanité »… Ces œuvres nécessairement impersonnelles sont le lieu sans lieu du langage (qu’il soit “littéraire”, musical, pictural…), et le langage est ce qui engage l’individu dans sa propre humanité, c’est ce qui le fait se mouvoir, oui, se mouvoir dans l’ineffable richesse de celle-ci (il y a incontestablement du Heidegger chez Tagore). D’où, au détriment de Thomas Hardy ou Anatole France, un Prix Nobel de littérature adressé à Tagore en 1913, l’auteur de La Corbeille de fruitsincarnant, en ces temps troublés en Europe, l’idéalisme voulu, cautionné, rêvé par Alfred Nobel.
Mais, huit ans après ce couronnement, Tagore s’emporte, à Paris, en une lettre destinée à son ami Charles Freer Andrews : « Je ne permettrai pas que l’on épingle ma pensée à un mot unique, comme un papillon mort dans un musée étranger ». Et, de facto, la réalité est complexe. Bien plus complexe : véritable écheveau (ne pouvant jamais tenir dans la main) de conte de fée. Les œuvres complètes de Tagore – publiées en Inde en langue bengalie –, lourdes d’une trentaine de volumes, figent l’envol non d’une voix, mais de plusieurs voix, non d’une volonté, patiente, mais d’une efflorescence, sauvage (d’une sauvage pureté : « toujours j’essaierai de garder mon corps pur, sachant que sur chacun de mes membres repose ton vivant toucher »), non d’une vague, mais d’une mer mêlée à ce qui la brillante, une mer allée avec le soleil avec un soin emporté. Ce soleil serait-il – à certains moments, fugaces, de son cycle – le soleil noir de désirs inavoués (« toujours j’essaierai… »).
Saraju Gita Banerjee et Fabien Chartier ont raison d’ainsi s’interroger : « Quelle fut la portée de l’œuvre universelle de […] Tagore », lui qui fut à la fois poète, romancier, nouvelliste, compositeur (principalement d’un répertoire de chants, la Rabindra sangit, nouveau genre de Kunstlied – de chanson savante –, qui lui permit d’enrichir, de féconde manière, les traditions musicales indiennes), mais aussi « chorégraphe, essayiste, peintre et homme de théâtre mettant en scène ses propres pièces et incarnant certains de ses personnages ? Lui, contemporain de Mohandas Karamchand Gandhi et de Subhas Chandra Bose, […] source d’inspiration pour Jawaharlal Nehru et Romain Rolland, ou compositeur de deux hymnes nationaux, de l’Inde et du Bangladesh, qui était-il vraiment ? ».
Ce fort beau volume de la collection Quarto (en témoigne la reproduction d’œuvres picturales de Tagore provenant des archives de la Rabindra Bhavan, à Santiniketan), permet, en un choix de textes illustrant de manière significative les différents genres littéraires abordés (poésie, théâtre, nouvelles et romans, essais), de suivre l’évolution de la pensée et de la création de l’auteur, de sa pensée créatrice(l’une et l’autre évoluant de concert), ce grâce à un fil chronologique opportun.
Et l’appareil critique de cette édition s’attache à répondre, le plus précisément possible, aux deux questions de Saraju Gita Banerjee et Fabien Chartier, que nous avons citées. S’attache à répondre pour approfondir le questionnement, – et c’est heureux. D’une part grâce aux présentations historiques qui replacent cette œuvre littéraire, philosophique, politique et artistique dans « son contexte […] culturel unique, à savoir celui d’une Inde en plein éveil indépendantiste ». D’autre part grâce et aux notes de bas de page qui éclairent subtilement « les références littéraires, historiques, mythologiques ou culturelles auxquelles renvoie l’auteur » et au glossaire situé en fin de volume « répertoriant et explicitant les termes philosophiques, les titres anciens ou encore [l]es vocables propres à la culture indienne ». Aussi, comment ne pas applaudir ?
Matthieu Gosztola
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