Œuvres complètes, Louise Labé, Bibliothèque de La Pléiade (par Léon-Marc Levy)
Œuvres complètes, Louise Labé, octobre 2021, 736 pages, 49 € jusqu’au 31 mars 2022, 55 € ensuite
Edition: La Pléiade Gallimard
Louise Labé Lyonnaise, dite la Belle Cordière, entre en Pléiade. Mais qui entre en fait ? Le dynamisme littéraire de la bonne ville de Lyon vers le milieu du XVIème siècle, le goût du mystère et du jeu littéraires, l’esprit coquin des poètes lyonnais (Maurice Scève et sa troupe) laisse supposer que Louise est un mythe littéraire, une pochade géniale d’un groupe d’amis poètes qui se seraient servi d’une courtisane de l’époque – réputée pour ses prouesses amoureuses – pour inventer une poétesse. Mireille Huchon, qui dirige cette édition, avait largement contribué à semer le doute dans son étude sur Louise Labé (Louise Labé, une créature de papier).
Et pourtant. Rien au monde ne vient à l’appui définitif de cette thèse. L’ouvrage de La Pléiade présente 24 sonnets de la plume de Louise Labé et 24 poèmes dédiés à Louise Labé par ses amis lyonnais (dont Maurice Scève, Pontus de Tyard, Guillaume des Autels, Pernette du Guillet…). Faux hommage ou vraie admiration pour une femme stupéfiante, putain et poète ? Clore ce débat sans fin s’impose. Mireille Huchon nous y invite dans son introduction : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.
Et l’ivresse règne sur la poésie de Louise Labé, poète sensuelle, exaltée, emportée par les jeux de l’amour. On y trouve assurément les vers les plus charnels de l’histoire littéraire. Charnels, pas érotiques, car Labé dit les passions de l’amour physique le plus intense sans jamais décrire de scènes érotiques. Elle parle de l’âme soumise au plaisir, très peu du corps lui-même, son sonnet le plus célèbre, brûlant de passion sensuelle, en est une parfaite illustration.
Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux :
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise.
Las ! te plains-tu ? Çà, que ce mal j’apaise,
En t’en donnant dix autres doucereux.
Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux,
Jouissons-nous l’un de l’autre à notre aise.
Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soi et son ami vivra.
Permets m’Amour penser quelque folie :
Toujours suis mal, vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement
Si hors de moi ne fais quelque saillie.
Ce qui frappe le plus fort, tant dans les œuvres de Louise que de celles des « poètes de Louise Labé » qui l’entourent, c’est la liberté de ton, l’innovation des thèmes et des formes. Que l’inspiration soit pétrarquiste n’empêche nullement l’avant-gardisme. Louise, dans l’épître dédicatoire de son texte en prose qui inaugure ce recueil intitulé « À M. C. D. B. L. »*, parle de « jeunesses » à propos de ses textes. Entendez par là qu’elle revendique à la fois la novation et, éventuellement, les maladresses formelles. Pour Louise Labé l’important n’est pas là, il est dans la libération du flux poétique dédié au plaisir et à l’amour. On peut aussi voir dans cet « avertissement » une façon de se protéger contre les censeurs en mettant les excès sur le dos « d’erreurs de jeunesse » et en affichant la gloire du génie poétique. Pétrarque l’avait fait avant elle.
Cette épître est devenue – et est encore aujourd’hui – une sorte de manifeste féministe car Louise y fait l’apologie du génie propre des femmes et incite sa jeune dédicataire et toutes les femmes à prendre la plume et, surtout, à se libérer de la tyrannie des hommes.
Les sonnets, et les œuvres des « poètes de Louise Labé », constituent assurément le sommet de l’œuvre et de cet opus de La Pléiade. Pétrarque en est la source, mais que de liberté de ton et de forme sous la plume de Louise !
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Les liaisons entre strophes sont fortes, innovation qui ouvre la voie au sonnet moderne. « Tout à un coup », « Ainsi », « Puis », marquent le temps d’un récit, le poème raconte l’emballement amoureux, la place de la sémantique devient essentielle en poésie, prenant même le pas sur la seule musicalité. Le chemin qui mène à Baudelaire est ouvert.
Les échos permanents des poèmes des autres auteurs « à la louenge de Louïze Labé », qui répondent, jouent aux allers-retours sur les sonnets de Louise, forment une formidable joute littéraire, où chacun s’évertue à inventer plus encore, à être plus malin que l’autre, à subvertir tous les ordres établis. Jamais – et plus jamais – l’art poétique n’aura atteint ces dimensions de « concours », à la manière dont les architectes florentins procédaient dans leurs joutes pour emporter les marchés princiers. Lyon est alors à la poésie ce que Florence a été – et est encore en ce milieu du XVIème siècle – aux arts esthétiques. Lyon, la plus italienne des cités de France.
La pucelle Lionnoize
Fredonnant meints tons divers,
Au son plein de douce noise,
N’ut deus fois chanté ces vers, qu’un sommeil de course lente
Descendant parmi les cieus,
Finit sa voix excellente
Et son jeu melodieus.
[…]
Ce volume de La Pléiade contient l’ensemble des œuvres de Louise Labé, ainsi que – nous l’avons dit – des poèmes de divers auteurs.
– À M.C.D.B.L.
– Debat de Folie et d’Amour
– Elegies
– Sonnets
– Aus poëtes de Louïze Labé
– Escriz de divers poëtes, à la louenge de Louïze Labé Lionnoise
– Le privilege du Roy
La grande dame de Lyon, la Belle Cordière, Louïze Labé, est couronnée en notre temps par cette édition magnifique de La Pléiade, dirigée par Mireille Huchon.
Léon-Marc Levy
* Texte dédié à la jeune Clémence de Bourges.
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