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Œuvres complètes, Lautréamont en La Pléiade (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 04.12.24 dans La Une Livres, La Pléiade Gallimard, Les Livres, Critiques, Poésie

Œuvres complètes, Lautréamont, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, 848 pages, 53 €

Edition: La Pléiade Gallimard

Œuvres complètes, Lautréamont en La Pléiade (par Patrick Abraham)

 

Note sur le Chant VI des Chants de Maldoror

Philippe Sollers a beaucoup aimé la nouvelle édition des Œuvres complètes de Lautréamont dans la Bibliothèque de la Pléiade, établie et annotée par Jean-Luc Steinmetz. Le corpus ducassien ne s’étendant que sur un peu plus de trois cents pages, courte correspondance et textes d’attribution douteuse inclus, Steinmetz et ses commanditaires ont fait le choix a priori judicieux, pour amplifier le volume, d’y adjoindre une sélection de « Lectures de Lautréamont » allant de 1868 à la fin du vingtième siècle. Or on trouve dans ces « lectures » deux contributions de Sollers justement, un article de 1967 pour la revue Critique, péniblement lisible aujourd’hui, et un remarquable entretien de 1997 publié dans la revue Ligne de risque : en célébrant « le Montévidéen » et cette édition, Philippe Sollers célébrait donc d’abord Philippe Sollers. Libre à lui après tout mais on a le droit d’en sourire.

Ce principe éditorial a été attaqué par le plus éminent des ducassiens, le regretté Jean-Jacques Lefrère, reprochant à Steinmetz et Gallimard d’avoir privilégié dans les « lectures » en question des auteurs de la maison (dont Sollers comme on l’a vu) au détriment de commentateurs plus avisés. Reproche un peu injuste car on relève par exemple un éblouissant témoignage d’Aragon sur sa découverte de Lautréamont avec Breton (ou de Breton avec Lautréamont ?) au Val-de-Grâce en septembre 1917 mais en partie fondé.

Je ne me juge pas qualifié pour m’immiscer dans la polémique. Aussi me contenterai-je de livrer quelques brèves réflexions sur le sixième des Chants de Maldoror et le « petit roman de trente pages » qu’il contient.

« Petit roman » en effet, continûment narratif à quelques digressions près ; annoncé dès la strophe initiale ; divisé en huit chapitres ; mené avec une désinvolture et une adresse délicieuses ; qui a captivé Gide comme le prouvent un passage du Journal du 23 novembre 1905 et une lettre à André Ruyters du même jour ; et où Ducasse s’amuse à détourner des poncifs du roman populaire et de l’epos romantique en les mêlant à une fantasmagorie, pour ne pas dire à une érotique personnelles.

Quatre remarques :

1) Les repères toponymiques sont d’une précision scrupuleuse et renvoient au Paris où Ducasse a vécu de 1868 à sa mort le 24 novembre 1870, rue du Faubourg-Montmartre, n°7, pendant le siège de la capitale : « les magasins de la rue Vivienne », « l’horloge de la Bourse », « la Madeleine », « la rue Colbert », « le boulevard Bonne-Nouvelle et le boulevard Poissonnière », « la rue du Faubourg-Saint-Denis », « l’embarcadère du chemin de fer de Strasbourg » et « la rue Lafayette » dès le chapitre I jusqu’au « dôme du Panthéon » où vient se fracasser le corps de Mervyn dans le chapitre VIII en passant par « un banc du Palais-Royal » au chapitre V. Il serait excessif de réduire les indices qui précèdent à une écriture autofictionnelle. Mais en faisant se mouvoir Maldoror dans un espace urbain circonscrit et pour lui familier, Ducasse, de façon indirecte, nous révèle des choses sur lui-même.

2) Poncifs détournés du roman populaire et de l’epos romantique : on les repère à travers la typologie des personnages : Maldoror, l’aventurier sans foi ni loi, en guerre contre Dieu et l’humanité, faustien, byronien et mickiewiczien avec emphase comme on s’est plu à le souligner ; son acolyte « maniaque » Aghone qu’il a peut-être perverti naguère (cf. Chant II, strophe 6) selon Steinmetz ; Mervyn, le jeune homme bien né aussi séduisant qu’imprudent ; le père grandiloquent et la mère éplorée ; un chiffonnier, etc. ;

– à travers les étapes de l’intrigue : la poursuite puis l’assassinat d’un adolescent « de seize ans et quatre mois » sans autre motivation que le plaisir de celui qui le commet et sa haine irrépressible envers une société qu’il s’est juré de combattre ;

– à travers la manière dont Ducasse, comme chez les feuilletonistes mais en systématisant et parodiant le procédé, annonce en fin de chapitre des épisodes ultérieurs par des phrases énigmatiques qui trouveront leur résolution dans les ultimes pages.

3) Fantasmagorie et érotique personnelles : on s’est interrogé sur la sexualité « réelle » de Ducasse. On admet de nos jours avec une haute probabilité son homosexualité, contemplative ou active (cf. la fameuse tirade du début de la strophe 5 du Chant V : « Ô pédérastes incompréhensibles… »). Kevin Saliou a même essayé de montrer dans Le Réseau de Lautréamont (Classiques Garnier, 2021) que ses lieux d’habitation successifs à Paris et d’autres lieux mentionnés dans les Chants tel le jardin des Tuileries recoupent la cartographie d’une sous-culture « gay » de l’époque. Le désir homosexuel n’était pas nommable dans les dernières années du Second Empire : on serait tenté d’interpréter l’attirance de Maldoror – rôdeur nocturne – pour « le fils de la blonde Angleterre » puis sa séduction et son meurtre comme les métaphores cryptées d’une passion indicible.

On comprend la fascination de Gide pour ce sixième chant.

4) Je reviens à Sollers puisque j’ai commencé avec lui. On connaît son antienne : la postmodernité ne censure plus les œuvres gênantes, elle les désamorce de leur puissance de subversion par une indifférenciation généralisée. Sade est inacceptable (c’est toujours Sollers qui s’exprime) ? Organisons une exposition au musée d’Orsay ! Baudelaire risque de choquer nos élues rousseauistes ? Intégrons-le aux programmes scolaires ! Proust manque de sensibilité intersectionnelle ? Transformons-le en militant d’une cause progressiste !

Or pour ce Chant VI, force est de le constater, l’ironie sollersienne fait long feu et le dispositif Maldoror, décidément irrécupérable, conserve sa capacité de dynamitage. Le « corsaire aux cheveux d’or » piste Mervyn, « beau comme la rétractabilité des serres des oiseaux rapaces », jusqu’à l’hôtel particulier de la rue du Faubourg-Saint-Denis ; il lui écrit à l’insu de ses parents alors qu’il est mineur pour l’inciter à rompre avec sa famille ; il lui fixe un rendez-vous matinal sur le pont du Carrousel ; il le fait tournoyer au bout d’une corde autour de la colonne Vendôme avant l’écrasement fatal.

Quel saligaud, ce Ducasse. Dommage qu’on ne puisse pas le citer à comparaître devant la dix-septième chambre du tribunal correctionnel.

 

Patrick Abraham



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