Œuvres complètes, Franz Kafka, La Pléiade (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Œuvres complètes, Franz Kafka, La Pléiade, Gallimard, octobre 2018, Tome I, Nouvelles et récits ; Tome II, Romans, trad. allemand 60 € et 55 € jusqu'au 31/03/19
Ecrivain(s): Franz Kafka Edition: La Pléiade Gallimard
Franz Kafka et les célibataires endurcis
Le héros de Kafka est un homme, sans monde, sans famille. C’est un « fils » déshérité, un homme perdu au milieu du monde ou de rien – ce qui est pour lui un peu la même chose. Face à lui – et non seulement dans la Lettre au père – la figure de ce dernier est celle du despote. Elle se développe suivant les œuvres de diverses manières.
Parfois il s’agit du géniteur mais le plus souvent c’est une entité, une machine qui réduit le héros à « un point minuscule » comme le rappelle Robert Lapoujade dans Les existences moindres. Le héros – du moins ce qu’il en reste – est par excellence dépossédé de tout et de lui-même. Sa vie quoique tragique n’est même plus une destinée mais une suite d’instants.
Cette nouvelle édition par ses traductions plus nerveuses et précises montre un être dont le corps lui-même n’est plus sa propriété. Assis, il est plus proche de sa chaise que de lui-même.
A ce titre, il est le type même du célibataire « endurci » qui se retrouve en état de défendre son innocence – ce dont il est bien incapable puisqu’il n’a commis aucune faute. Si ce n’est celle de vivre. Pour autant, il tente de s’engager dans des tribulations judiciaires. Et ses procès – quelle qu’en soit la forme – deviennent interminables et joués d’avance.
Néanmoins c’est pour lui une manière de rentrer dans l’existence sans comprendre qu’il y est bel et bien engagé – mal, mais de plain-pied. Le procès reste le dernier moyen de braver le père, l’autorité.
A l’inverse du héros de Beckett qui a renoncé à tout droit, celui de Kafka souffre de sa dépossession et veut la retrouver. Si bien qu’entre Kafka et Beckett il y a une question de degré. Le héros du premier appelle à la révolte et il possède encore la volonté nécessaire de se battre – ce qui ne l’empêche pas d’être aussi dérisoire et absurde que celui du second.
Ces deux tomes permettent de comprendre comment Kafka a peuplé la littérature de nouvelles entités qui errent dans des zones stériles et inhabitables pour l’intelligence comme la sensibilité. D’où le caractère « épouvantable » d’une œuvre que sauve néanmoins une sorte de « rire » mais qui lui-même n’est plus ce qu’on entend par là puisqu’il est intérieur et ne parvient jamais – ou rarement – jusqu’à l’éclat.
Les nouvelles traductions le dépouillent de certains superfétatoires afin de le faire plus organique et métaphysique qu’épidermique. C’est pourquoi aussi dans cette œuvre, en sa diversité, tout un monde vibre en induisant des changements d’échelle dans la perception du monde.
La littérature échappe à une vision psychologisante pour atteindre la force d’une fable où les mythes sont retournés. Tout est porté à l’incandescence dans une révélation qui jaillit hors de l’histoire des psychismes.
Renouvelé par ces traductions, le langage de Kafka est fascinant, drôle, atroce. Surgit l’histoire de l’être. Histoire que le créateur ferme et laisse béante. Par une telle mise en dérive de la « crucifixion » du héros célibataire, le corps court dans ses feintes de délivrance à sa perdition.
C’est pourquoi la littérature « dévote » n’en aura jamais fini avec Kafka. Il en devient le rival et le pourfendeur par l’instigation d’un ordre religieux renversé. L’auteur ne s’intéresse dans le totem-père-puissance-pouvoir qu’à l’objet d’impiété. Au moment où il est toujours de mise de vénérer tout sacré (argent, dieu, pouvoir), Kafka témoigne (et anticipe) des assauts de la barbarie découverte par la propre barbarie de son langage. Ses totems ne sont donc que des amères odalisques au front ceint de sortes d’amanites obscènes. Cette nouvelle édition a le mérite de les valoriser.
Jean-Paul Gavard-Perret
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