Œuvres complètes 1. Premiers écrits. Règles pour la direction de l’esprit, René Descartes
Œuvres complètes 1. octobre 2016, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, 760 pages, 16,90 €
Ecrivain(s): René Descartes Edition: Gallimard
Une publication « complète » à plusieurs titres
Ce tome 1 propose les premiers travaux du philosophe dont on ait gardé la trace, ceux antérieurs à 1629, avant que Descartes n’atteigne les 33 ans. Il retrace l’histoire passionnante de la postérité des écrits cartésiens, histoire parfois rocambolesque.
Descartes consigne ses premières réflexions sur un « petit registre en parchemin » conservé sa vie durant. Recensé dans l’inventaire de Stockholm où il meurt en 1650, ce document est rapatrié à Paris avec d’autres papiers pour restitution à son frère. Mais le bateau transportant la malle les contenant coule dans la Seine ; la malle est repêchée, les précieux feuillets qu’elle contient séchés avant que Leibniz, admirateur tout autant que critique de Descartes, ne copie de larges extraits du registre aujourd’hui perdu, tout comme les copies du philosophe allemand après qu’elles ont été copiées et ainsi de suite.
Les bibliophiles suivront donc avec intérêt les alea vécus par ces textes dont l’arrivée jusqu’à nous réserve des coups de théâtre, par exemple la découverte d’une copie des Règles pour la direction de l’esprit en 2011 dans un recueil de manuscrits du XVIIe siècle à la bibliothèque de Cambridge. C’est cette copie qui est ici retranscrite en latin et traduite.
De ce travail de restitution mais aussi de restauration, les différents contributeurs ne nous dissimulent pas les lacunes. Par exemple, des conservateurs trop zélés, en voulant mettre de l’ordre ou intituler des pages qui ne l’étaient pas, ont aussi fait à leur insu obstacle à la transmission la plus exacte possible de la production originale.
Pourtant, parmi ceux qui ont participé à l’éclosion et à la transmission du génie, certains ont leur place ici, car livrer des œuvres « complètes » c’est prendre en compte, à la façon des protohistoriens, la parole de certains passeurs ou témoins directs quand la parole de l’auteur lui-même ne se fait pas entendre. Ainsi les idées du jeune Monsieur du Perron, pseudonyme sous lequel Descartes vécut ses premiers mois aux Pays-Bas, nous sont-elles confiées par son ami, le savant Beeckman. Baillet devient plus tard le premier biographe-hagiographe ayant eu accès à des documents de première main.
Avec la présentation puis les extraits des Notes et opuscules extraits du journal du premier, on assiste à la modernisation des sciences dans un XVIIe siècle encore dominé par la scolastique et l’aristotélisme. Sous la plume du second, dans Notes et projets philosophiques, on s’étonne d’un Descartes moins « cartésien » que ce que laisse supposer son célèbre Discours de la méthode, autobiographie intellectuelle où l’homme ne livre de son parcours que ce qu’il juge conforme à celui qu’il est devenu.
Car ce tome 1 nous donne à voir un homme jeune cherchant sa voie. Il est initialement licencié en droit et l’on peut lire les quatre pages de sa production finale pour cet examen, les Thèses de droit. Il se passionne pour les mathématiques et la physique dans le Parnassus et les Exercices pour les éléments des solides, mais aussi de façon plus inattendue dans L’abrégé de musique, premier traité abouti qu’il offre à Beeckman et qui « exploite, d’une manière originale, la propriété de la musique d’être à mi-chemin entre mathématique et physique » (1).
Ce qui n’empêche pas le jeune scientifique de se révéler féru de poésie et actif dans les débats littéraires de son époque. Il déploie son éloquence pour louer la prose de Guez de Balzac : « on y rencontre une pureté de l’élocution telle qu’est dans le corps humain la santé, qu’on a d’autant plus de raison de croire excellente qu’elle ne se laisse point du tout sentir » (2).
Pourtant, pas plus que L’abrégé de musique, Descartes n’a souhaité publier les Règles pour la direction de l’esprit que Gallimard propose ici en version bilingue, rappelant que le latin est encore au XVIIe la langue universelle des savants leur permettant de communiquer au-delà des frontières. Ce tome 1 présente donc l’éclosion d’une pensée. Chaque texte de l’apprenti savant-philosophe est précédé d’une présentation richement documentée et rigoureusement charpentée qui le replace dans son contexte. Exposer l’état des connaissances de l’époque permet de mesurer l’apport cartésien.
Celui-ci consiste moins à faire surgir ex nihilo une œuvre qu’à savoir puiser à des sources très variées ses matériaux constitutifs. Le génie est ainsi un révélateur et un accélérateur qui n’invente pas tout mais débusque des idées fondamentales et établit entre elles des liaisons inédites qui donneront naissance à un savoir nouveau.
Or, en montrant ce labeur mené par Descartes, les auteurs de ce tome se livrent à un travail de même nature car la nouveauté de cette édition tient autant dans la révélation d’inédits et la restauration de textes plus connus que dans leur mise en scène à plusieurs voix, celles de Jean-Marie Beyssade, Denis Kambouchner, Frédéric de Buzon et Michelle Beyssade, membres du Centre d’études cartésiennes, auxquels se sont joints André Warusfel, docteur en mathématiques, et André Laingui, spécialiste en histoire du droit.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) P.137
(2) P.285
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