Ör, Auður Ava Ólafsdóttir
Ör, octobre 2017, trad. islandais Catherine Eyjólfsson, 236 pages, 19 €
Ecrivain(s): Auður Ava Ólafsdóttir Edition: Zulma
Le narrateur, Jonas Ebeneser, opère une rupture brutale, qu’il annonce définitive, avec sa vie, son travail, sa famille, ses amis, après avoir appris que sa fille Nymphéa n’est pas sa fille. Une ultime visite à sa mère, « ratatinée » dans sa maison de retraite, qui radote en faisant référence à ses connaissances d’historienne, ne fait que conforter sa décision.
Je n’ai pas l’intention de finir comme maman.
Il en a décidé : il veut, il doit mourir. Après avoir mis de l’ordre dans sa cave et retrouvé le journal de ses jeunes années, il part sans prévenir quiconque, avec sa caisse à outils et un vieux fusil emprunté à son meilleur ami Svanur, loin, de l’autre côté de la mer, dans un pays dévasté par une guerre qui vient tout juste de s’achever.
La question est de savoir quelle destination prendre. Je cherche sur Internet une destination adéquate en me concentrant sur les latitudes en zone de guerre.
Je choisis finalement un pays longtemps à la une des médias en raison des combats qui y ont fait rage et qui a disparu de l’horizon depuis la signature d’un cessez-le-feu… La situation passe cependant pour y être précaire […] Voilà qui paraît idéal, je pourrais être abattu à un coin de rue ou bien sauter sur une mine.
A l’Hôtel du Silence, dans une ville en ruines et presque déserte, il se donne huit jours de sursis avant le grand saut.
L’hôtel, où vit, avec son fils Adam et son frère Fifi, la jeune May qui gère l’établissement pour le compte d’une parente exilée, est vide de touristes et fort mal en point. Les premiers clients à y prendre pension à la fin des hostilités sont, en même temps que Jonas, une actrice de cinéma et un personnage louche du type charognard en quête de « bonnes affaires » dans un pays déstructuré.
Dès son arrivée, Jonas est amené à réparer la douche de sa chambre, ce qui lui vaut d’être sollicité par la suite par May pour des réparations similaires dans l’hôtel délabré.
Semblant avoir reporté momentanément la date de son suicide, Jonas est entraîné, à la demande de May, dans un programme global de rénovation de l’immeuble, puis dans la remise en état d’autres demeures, à la prière de femmes seules, ce qui déplaît de plus en plus aux hommes de la cité.
Le projet suicidaire de Jonas étant exprimé très tôt dans le roman, s’installe une tension dramatique que l’auteur a le talent d’entretenir jusqu’au dénouement. La relation qui se noue progressivement entre May et son client et, parallèlement, entre ce dernier et Adam, le tout jeune fils de May que le traumatisme de la guerre a rendu quasiment autiste, ajoute au suspense, le lecteur se demandant combien de temps cette liaison retardera le suicide programmé ou si elle aura le pouvoir d’y faire renoncer le personnage.
L’auteure brouille encore la perspective de l’accomplissement du dessein initial en incrustant dans le récit d’autres éléments narratifs. Ainsi Jonas se lance dans la recherche rocambolesque de mosaïques ayant constitué avant la guerre l’une des curiosités historiques de la région. Et une intrigue parallèle met en relation Jonas et le mystérieux trafiquant.
Le récit est ponctué de souvenirs du narrateur, les uns résurgents à la relecture de ses carnets de jeunesse :
En haut de la suivante est écrit : je ne crois plus en Dieu, et je crains qu’il ne croie plus en moi.
Les autres comme autant d’échos de la voix de sa mère, de réminiscences de gestes et de paroles de sa fille Nymphéa, de son ex-femme Guđrun, de son ami Svanur…
[May] a rassemblé ses cheveux mouillés en une sorte de chignon retenu par un élastique, comme le fait Nymphéa parfois.
C’est le genre de questions que posent les femmes, aurait dit Svanur.
Tandis que je suis là debout sur la plage, je me souviens tout à coup du banc de baleines devant lequel Guđrun et moi étions passés en voiture.
Ces mots de May me font penser à maman. Au cœur du mal naît le désir de vengeance, comme elle dit souvent.
On a l’impression que les tentacules du passé le rattrapent, l’embrouillent, le retiennent, alors que, dans le même temps, le présent souvent kafkaïen de situations ayant pour cadre le décor fantomatique d’une ville démolie par les bombes le réinsère dans un état qui pourrait être celui d’une nouvelle vie. Car les sollicitations toujours plus nombreuses et variées dont il est l’objet de la part des rescapés pour réparer, rénover ceci ou cela, lui confèrent peu à peu le statut de personnage providentiel, image renforcée par le fait qu’il réussit progressivement à sortir Adam de son mutisme traumatique.
Il recommence à parler, dit May. Il n’avait pas ouvert la bouche depuis un an.
L’auteure adopte une construction originale, faite de fragments relativement courts portant chacun un titre « phrase » qui en condense le thème.
Quelques exemples :
Partout dans la ville je suis enterré
Le temps est plein de chats morts
Trois seins
Parfois ces titres, si on les réunit, forment un ensemble narratif cohérent, comme ceux-ci, dont on reconnaît la référence (à rapprocher de celles qu’évoquent les noms de Jonas et du petit Adam) :
Et les ténèbres régnaient sur les profondeurs
La Terre était informe et vide
Et la lumière fut
Nous avons là un roman prenant, dont la situation initiale, sombre, pessimiste, est celle d’un homme qui se tient pour fini, qui a fait ses comptes et qui jette un regard désabusé sur le monde d’abondance et de confort où il a vécu, regard qui évolue dans le contexte où le personnage se déporte brusquement, où tout est à refaire, à reconstruire, à trouver.
Je ne sais pas qui je suis. Je ne suis rien et je n’ai rien.
A partir de ce constat de négation de soi, la rupture puis la transplantation dans un nouveau monde, où il se voue à cette étrange entreprise de reconstruction, aideront-elles Jonas à se « reconstruire » lui-même par le truchement symbolique de la caisse à outils qu’il trimballe partout ?
Patryck Froissart
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