Nues, Bénédicte Heim
Nues, 2011, 15 euros.
Ecrivain(s): Bénédicte Heim Edition: Les ContrebandiersNues. Ce sont bien des femmes, deux très belles femmes, qui le sont, nues, et non les hommes qui les regardent, un peintre, un photographe, qui ne sont que regard, que désir, que déchiffrement du regard et du désir, que volonté de retourner leurs vêtements, et même leur peau, et même leur intériorité la plus absolue, qu’elle soit de l’ordre de la psyché ou de l’organique, à la façon du narrateur de Lolita expliquant que « [s]on seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lolita comme un gant et plaquer [s]es lèvres voraces contre sa jeune matrice, son cœur inconnu, son foie nacré, les raisins de mer de ses poumons, ses deux jolis reins ». Et cette mise du désir sur le corps désiré suivant le scalpel et l’acide se passe dans un souffle, d’une seule façon de poser les yeux qui apparaît pourtant comme une caresse. Ces hommes sont des artistes mais avant tout des hommes nourrissant de leur désir d’homme leur œuvre, c’est-à-dire leur désir d’absolu, leur désir d’inscription de l’absolu sur la toile et sur le papier photographique d’abord via le bain révélateur du regard, cherchant à mettre à nu jusqu’à la nudité même de ces deux jeunes femmes afin de faire affleurer ce qui les constitue en propre et qui serait transmutable en art. On l’aura compris : tous ces personnages ne sont qu’un prétexte à faire qu’une parole sur le désir et la vérité du désir ait lieu.
C’est dans ce livre à une parole sur le désir, d’une intelligence rarement atteinte, que vous assisterez, et qui peut apparaître, dans bien des points, comme le pendant prosodique des passages de L’Etre et le Néant consacrés à la séduction, qui sont parmi les plus intelligents sur le sujet (il faut dire que Sartre était un expert en la matière !). Il s’agira, brièvement, de mettre en lumière certains de ces passages avec la lecture de l’ouvrage, afin de montrer combien cette lecture s’en trouve renforcée et comme éclairée.
Nues est un peu le versant solaire de La Femme de mon père, ce livre publié en 2005 qui donnait à voir plus qu’à entendre la parole traumatique courant sur le fil de l’angoisse et de la panique en quête d’une douceur qui renverrait l’acte originel d’inceste familial dans les limbes du dit, de l’articulé, de ce qui peut être véhiculé non plus seulement par la mémoire au moyen d’images (réapparaissant suivant le discontinu des rêves), mais au moyen d’un langage recomposé qui permet à l’être de s’y sentir inscrit, un être recomposé (par le langage donc) qui peut ainsi, dans la plus grande attention possible donnée à lui-même, s’entourer de douceur, c’est-à-dire s’affirmer comme se suffisant à lui-même, dans une acceptation de soi-même qui est prélude d’un accord intime tissé avec le monde. Dans Nues, il s’agit aussi d’une forme de huis-clos étouffant, sur le versant de la parole, cette fois intérieure, toujours dans une quête, mais celle-ci dissimulée, inaperçue, de la douceur. Une douceur qui soit pont dressé jusqu’à l’amour.
Ce parcours du désir à l’amour s’ignore bien lui-même : il s’agit d’être désiré, désirant, mais, de par ce désir, de par sa force annihilante pour la vie intérieure, pour la légitimité de cette vie intérieure à exister seule, c’est-à-dire déconnectée de l’objet du désir, il s’agit de ne pouvoir atteindre l’amour, et la douceur qui en est comme le fondement et le prolongement tout à la fois. Il s’agit d’être pris dans la violence du désir, figé comme face à Méduse.
Car être séduit, c’est être néantisé, comme l’explicite Sartre dans L’Etre et le Néant : « Dans la séduction, je ne tente nullement de découvrir à autrui ma subjectivité : je ne pourrais le faire, d’ailleurs, qu’en regardant l’autre ; mais par ce regard je ferais disparaître la subjectivité d’autrui et c’est elle que je veux m’assimiler. (…) La séduction vise à occasionner chez autrui la conscience de sa néantité en face de l’objet séduisant ». Il s’agit, pris dans cette violence-là, intime et extime, une violence de regards qui sont des caresses, de chercher ce qui demeure hors d’elle, à savoir l’objet du désir, comme si l’appropriation de cet objet permettrait la résolution du délabrement intérieur résultant d’une impression de nudité plus grande et comme de place laissée vacante en attente de l’autre, d’un autre qui saurait la combler : le corps devenant d’abord un corps regardé par les yeux de l’être désiré comme si c’était la première fois qu’il était regardé par quelqu’un puis devenant un corps qui est un corps en attente d’être vraiment, un corps qui a besoin des mains de l’être qu’il désire pour exister vraiment en tant que corps. Il s’agit, pris dans la toile d’araignée du désir et de sa mécanique secrète, de chercher ce qui demeure loin de soi, afin d’apporter ce surcroît d’univers, de réalité, de sens, à son univers que l’on trouve soudain, du fait de cette rencontre fascinante qui fait naître le désir au plus profond de soi, dépeuplé. Car l’autre désiré est un « plein d’être » que l’on cherche à s’arrimer à soi. « Par la séduction, je vise à me constituer comme un plein d’être et à me faire reconnaître comme tel. Pour cela, je me constitue en objet signifiant. Mes actes doivent indiquer dans deux directions. D’une part, vers ce qu’on appelle à tort subjectivité et qui est plutôt profondeur d’être objectif et caché ; l’acte n’est pas fait pour lui-même seulement, mais il indique une série infinie et indifférenciée d’autres actes réels et possibles que je donne comme constituant mon être objectif et inaperçu. (…) D’autre part, chacun de mes actes tente d’indiquer la plus grande épaisseur de monde-possible et doit me présenter comme lié aux plus vastes régions du monde (…) Dans le premier cas, je tente de me constituer comme un infini de profondeur ; dans le second cas, de m’identifier au monde. Par ces différents procédés, je me propose comme indépassable. Cette pro-position ne saurait se suffire à elle-même, elle n’est qu’un investissement de l’autre, elle ne saurait prendre valeur de fait sans le consentement de la liberté de l’autre qui doit se captiver en se reconnaissant comme néant en face de ma plénitude d’être absolue » (Sartre).
Il s’agit d’être placé dans l’hébétude de la proie fascinée, désirante. Cette fascination est bien de l’ordre du désir et non de l’amour. « [L]a fascination, même si elle devait occasionner en autrui un être-fasciné, ne parviendrait pas de soi à occasionner l’amour. On peut être fasciné par un orateur, par un acteur, par un équilibriste : cela ne signifie pas qu’on l’aime. On ne saurait en détacher les yeux, certes ; mais il s’enlève encore sur fond de monde, et la fascination ne pose pas l’objet fascinant comme terme ultime de la transcendance ; bien au contraire, elle est transcendance » (Sartre). Et l’amour est bien ce vers quoi va se diriger celle qui désire, peu à peu, en trouvant, pour cela, la douceur. En la ramassant à pleines mains. Et, ce faisant, en se ramassant à pleines mains. Mais, en attendant, il s’agit d’être la proie en attente d’être dévorée pour enfin, pense-t-elle, pouvoir exister. Il s’agit d’être dans cet aveuglement-là. En attente de donner corps à son désir. Ne pouvant faire ces gestes fondamentaux de douceur d’abord et avant tout adressée à soi-même.
Le désir est impossibilité du désir, puisque le parcours du désir amène la prise de conscience du statut inatteignable, de l’impénétrabilité de l’objet du désir (on ne possède jamais personne en faisant l’amour, comme a pu l’écrire Proust), et grandissant d’autant plus qu’il se sait demeurer à jamais, en un certain sens, inassouvi. Alors, restent deux possibilités : la destruction de soi, dans l’oubli de ce qui importe en ce qui concerne le plus intime en soi (la volonté, dans ses attentes, d’être dans un rapport au monde qui soit dialogue soutenu et épanouissant), ou la volonté de se détourner de l’objet de son désir, sachant qu’il ne pourra que fuir, et que son statut fuyant n’apportera que fracas intimes, la volonté de se détourner pour mieux se retourner sur soi, se rassembler.
Ce parcours, une femme le fera, ancienne top-modèle. Au fil du livre, il sera pour elle l’occasion d’éprouver plus encore que de coutume le morcellement de soi (morcellement qu’elle éprouve déjà de par les regards des hommes l’environnant qui la dotent de trois corps – les femmes ont toujours plusieurs corps – : le corps fantasmé, désiré, son corps propre, le corps qu’elle se représente elle), de voir son intériorité piétinée en tous sens pour ensuite pouvoir, dans un geste ultime qui a lieu en quelques phrases, se rassembler, rassembler tout ce qui s’est produit pour en faire comme le moteur d’une douceur envers elle-même qui, seule, pourra lui permettre d’aimer. Lorsque vous ouvrirez ce livre, vous ne pourrez plus quitter le réseau de ses phrases, construisant une intelligibilité du désir en usant de la plus grande assise théorique intériorisée possible en même temps que de la suavité, douceur et violence tout à la fois, de la langue.
Matthieu Gosztola
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