Nouvelles triestines, Giorgio Pressburger (par Jean-François Mézil)
Nouvelles triestines, Giorgio Pressburger, Actes Sud, juin 2019, trad. italien Marguerite Pozzoli, 163 pages, 19,50 €
Certaines villes attirent les écrivains, au rang desquelles Trieste (« À Trieste, beaucoup de gens écrivent »). Jules César y publia la Guerre des Gaules. Stendhal en fut l’éphémère consul. Italo Svevo y eut pour professeur d’anglais, puis ami, James Joyce (Ulysse est né à Trieste)…
Exilé hongrois, naturalisé italien, Giorgio Pressburger y est mort, il y a moins de deux ans.
Allons-y sans tarder.
La visite commence via Brunner et se fera en sept nouvelles. Nous irons ainsi via Milano ; sur les hauteurs de Trieste (Opicina) ; au Café Tommaseo, le plus ancien de la ville ; via Rismondo ; et arpenterons aussi d’autres vies… Avec, peut-être, au bout du compte (du conte), l’envie de nous y rendre physiquement : « Ceux qui liront ce livre » ne sont-ils pas invités par l’auteur à venir « voir de près certains des lieux mentionnés ».
L’empreinte de la ville est, vous l’aurez compris, essentielle à ce livre. Comme l’est aussi la bora, ce vent catabatique qui souffle sur l’Adriatique : « La bora assourdissait tout le monde, leur ôtait presque toute conscience ». On sait l’influence du vent sur les malades des hôpitaux psychiatriques. La borajoue-t-elle un rôle semblable sur les personnages de ces nouvelles ?
Sur ce peintre du dimanche qui, à soixante-quinze ans, parle sans arrêt de sa mort pour se « sentir encore vivant » et ne sait rien décider sans se perdre en conjectures.
Sur les voisins successifs de cette musicienne qui perturbent, de leurs cris, les leçons de piano qu’elle donne à ses élèves.
Sur ce pauvre Télémaque Salati qui vit étouffé dans la belle villa de sa mère…
Est-ce encore la bora qui souffle entre les phrases et les fait dériver vers le fantastique ? Elles retiennent souvent une part de mystère comme si, sur la fin de chaque nouvelle, le vent se retirait en emportant la suite : « Il manque un vrai finale. Le vrai finale doit venir maintenant. Imaginez-le vous-même, comme bon vous semble ».
Des personnages à fleur de vie, à fleur de rêve… pulsés par des mécanismes qui leur échappent : « Les deux amants s’arrêtèrent, comme si le ressort qui les animait s’était entièrement déroulé ».
Sommes-nous les proies d’un destin inapaisable ? D’un « Dieu terrible » ? Télémaque, le héros de la troisième nouvelle (ma préférée), est pris dans les rets que lui tendent, tantôt une servante décatie et libidineuse, tantôt une mère castratrice et souveraine. Rien ne peut faire qu’il y échappe : « Sa liberté était en miettes ».
Le temps, lui-même, est un leurre – hier comme demain : « tout ce qui est passé n’est rien, inexistant » ; et « l’image gracieuse du futur […] n’est qu’une peinture, une image » – comme le sont ces deux tableaux mis aux enchères : celui d’une vieille hideuse, archétype du passé, et celui d’une enfant.
Au fil de ces nouvelles, les personnages s’extraient de leurs errances et entrent pour nous dans un « présent brinquebalant » qui vient à eux habillé de passé – comme cette « femme mystérieuse dont on ne savait presque rien » (« elle portait toujours des vêtements du XIXe siècle »). Une femme qu’on ne peut photographier (Je vous en prie, une seule photo, je vous en prie) et qui « courant sur la pointe des pieds, […] s’évanouit derrière la porte vitrée donnant sur les quais ».
Qu’en est-il de nos vies ? « Ne sommes-nous que des automates » ? Ou « des fantômes » ?
À tout le moins, « des dilettantes face à notre destin ».
Un destin semé de méandres où l’acte d’écrire n’est jamais qu’un cheminement tâtonnant entre les possibles : « Qui pouvait connaître à l’avance l’issue finale ? Personne. Ni les gens qui ont vécu cette histoire, ni celui qui est sur le point de la raconter, ni le lecteur. Les possibilités sont infinies, et pourtant, une seule adviendra. C’est là notre destin ».
Le fatum se joue de nos existences : « À qui appartenait cette clé ? À la domestique ? À sa mère ? Au chauffeur de celle-ci ? On peut choisir entre ces trois possibilités. Mais il y en a d’autres. Gussl, par exemple, Maria lui avait donné la clé pour faire tuer son jeune maître ? ».
Et quand bien même on en décide (« Choisissons la deuxième hypothèse. La mère »), le destin n’en fera qu’à sa tête – tandis que la bora continue de souffler et de bousculer nos consciences.
Jeux d’ombres, de reflets, de miroirs… Jeux d’images : « Les images se transforment toujours en réalité ».
L’œuvre d’imagination demeure, par nature, ambivalente : « Les histoires ne sont jamais authentiques […] En revanche, [elles] contiennent des douleurs, des délires, des violences, qui sont encore plus impressionnants que la vérité ». Ainsi qu’il est dit dans l’avant-propos, il convient de remanier les faits réels, les ragots de café, les chroniques citadines, pour circonscrire le champ du vrai :
« Jetons de nouveau le dé. Qu’arrivera-t-il ? ».
Jean-François Mézil
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