Nouvelles brésiliennes (IV) - Adriana Sydor, Avarice (traduction Stéphane Chao)
Pecuniae obediunt omnia
Toutes les pièces de monnaie tombent de ma poche
se brisent sur ce sol dur
où se posent les frêles oiseaux
qui n’attendent que les miettes
de ma bonne foi
je découvre mes pieds et offre au monde
cette couverture déchirée,
élimée, déchiquetée
à l’instar de ce
qui conspire contre moi
je transporte une valise bourrée
de tout ce qui ne me sert plus
pendant que je chemine entre les saints
dans les taudis de l’univers
et que je fais déborder une coupe de vin
j’ai mis sous clé des richesses inutiles
je les accumule en nourrissant la triste illusion
que chacune d’elles
me serviront encore
lorsque j’entrerai dans les Collines Rocheuses
la fortune que transporte
la barque des enfers m’appartient,
Pluton, Harpagon et moi,
nous ne sommes pas des partageurs,
nous ne partageons ni l’espace
ni le châtiment,
ni l’abîme,
ni l’enfer,
nous ne partageons rien.
Lorsque j’étais enfant, mon rêve, le premier que j’ai eu, c’était d’être adulte. Ce que je voulais avant tout c’était grandir. J’imaginais une vie libérée des commandements et des obligations de l’enfance.
Je planifiais mon indépendance avec toute la force de mon ingénuité : je ferais ce que je voudrais quand je voudrais. Je n’aurais plus à supporter le fardeau des décisions dictées par les autres.
Je prendrais la place de ceux qui concevaient les codes réglant mon quotidien et ainsi j’en aurais fini avec cette hiérarchie qui pilotait ma vie d’enfant.
J’ai grandi.
J’ai grandi trop vite.
Un jour je me suis réveillée et je me suis aperçue que j’étais enlisée dans des tâches dont jamais je ne me dépêtrerais. J’ai compris que ma liberté était derrière moi, définitivement prisonnière de ce passé que j’avais dilapidé dans l’attente vaine d’un autre temps. Les pages du calendrier se tournaient les unes après les autres à seule fin de me faire comprendre que les contraintes ne feraient que s’alourdir à mesure que les heures s’écouleraient et que le soir de ma vie approcherait.
Avec les responsabilités de la vie adulte, est venue la certitude que sans argent il n’y a pas la lueur d’un début de liberté.
Ma relation avec l’argent a emprunté un itinéraire sinueux.
D’abord, j’ai cru qu’il n’y avait pas de jour plus important qu’aujourd’hui et que seulement lui valait la peine d’être vécu. Cela m’a conduit à penser faussement que demain n’existait pas. Et quiconque expérimente le jour présent, et uniquement lui, récolte au fur et à mesure toutes les surprises dont il a inconsidérément semé les graines.
J’étais absolument inapte à mettre de l’argent de côté. Après être passée par nombre de tribulations qui auraient pu être évitées, je me suis avisée qu’il valait mieux me soustraire aux urgences les plus immédiates pour me prêter au jeu de la planification et de la prospection.
J’étais tout aussi inapte à dépenser mon argent.
Renoncer aux petits plaisirs matériels est une manière de saboter les bonheurs éphémères. Succomber au chant des sirènes et se perdre dans des banalités provisoires, c’est la certitude de ne jamais atteindre de grands objectifs.
L’équilibre entre ces deux extrêmes me paraît impossible. Je suis une balle de ping-pong jetée au milieu d’une partie qui semble éternelle, mais dont je vois la fin s’approcher toujours davantage.
Les contradictions du monde de l’argent me font perdre la tête ; je tourne et me retourne, virevolte, je m’agrippe, je lâche prise et je finis toujours terrassée – soit que je dépense trop, soit que j’économise des bouts de chandelles.
Ce qui sauve ma pauvre petite conscience, c’est de savoir que l’histoire du monde entretient avec cette question une relation aussi complexe que la mienne.
L’avidité a été la cause de grandes avancées et d’immenses turpitudes. L’avarice a accouché de filles fort replètes – la trahison, la fraude, la ruse, le parjure, l’inquiétude, la violence et l’endurcissement des cœurs – en même temps qu’elle a procuré de confortables hivers aux tempéraments de fourmi. Les allégories sont faciles à comprendre.
En somme, j’efface certaines notes consignées en marge de mes journaux intimes en les recouvrant par des actions qui finissent par matérialiser exactement le contraire de mes intentions véritables. À ma grande honte, je confesse avoir maintes fois caché derrière mon sourire généreux et la main tendue de l’offrande la pensée méprisable de l’avarice.
Que vaut la personne qui offre un whisky minable alors que dans sa cave à vin prolifèrent les millésimes anciens ?
À quoi bon reconnaître qu’un ami est dans le besoin et le mettre en état de payer la mensualité du mois de janvier si vous avez en poche de quoi régler toutes ses annuités ?
Quel genre de personne passe devant quelqu’un de moins favorisé par la chance, lui accorde une aumône infâmante pour ensuite traverser la rue et acheter quelque chose dont il n’a pas besoin ?
Comment qualifier celui qui fait constamment des donations de livres qu’il n’aime pas mais garde sous clé les ouvrages qu’il ne lit pas, qu’il ne lira jamais ?
En bon latin, avaritia a donné le mot avarice, qui désigne selon le dictionnaire Houaiss la qualité ou le caractère de celui qui est avare, de quiconque manifeste un attachement excessif pour l’argent, la richesse. Selon Houaiss, est également avare une personne obsédée par gagner et accumuler de l’argent ; le radin. Par extension, quiconque n’est pas généreux.
Un flot d’excuses me vient à l’esprit pendant que je pense et écris sur ce sujet, mille manières différentes de justifier cette défaillance et d’expliquer chacune des situations qui déclinent au pluriel la bassesse qui me caractérise.
La fascination démesurée pour la possession m’a aiguillée vers cette fausseté qui consiste à assumer la petitesse et la malhonnêteté tout en se cachant derrière des excuses.
Parce que l’écriture est mon miroir, elle m’interdit le masque. Je me recroqueville et assume ma petitesse. Je ne prétends pas au luxe, il est vrai, mais mes envies coûtent l’argent que je n’ai pas, que je n’aurai jamais. Je connais la frustration des rêves non réalisés.
Si mes envies résidaient seulement dans ma pensée, je ne succomberais pas à l’avidité destructive pour les choses que je sais impossibles.
Mais même lorsque j’entends œuvrer pour cette bonne cause qu’est l’enrichissement de ma propre essence, ma volonté se pervertit et se salit en cédant à cette imposture qu’est la séduction de l’argent. Voici un exemple.
Je rêve depuis longtemps de consacrer ma vie à la connaissance et au développement de thèmes spécifiquement liés aux arts. Je voudrais m’inventer une routine, où le grand luxe serait celui de la philosophie. C’est là le rêve le plus digne que mon tribunal puisse reconnaître.
Je balaie de mon décor les orages de la vie pratique et ses obligations pour visualiser cette ligne imaginaire de l’horizon.
Je me vois habiter dans une maison qui m’appartient : immense bibliothèque, journées de lecture et d’écriture, bonne musique, confort de toute sorte, visites semestrielles dans les lieux les plus divers comme une plage déserte ou un grand musée international. Mensonge que cela : je trahis le rêve de mon esprit en le poignardant avec l’avidité dont je suis capable par ailleurs, comme si celle-ci était fondamentale pour parvenir à ce qu’il y a de plus pur et juste en moi.
Vue à travers les préceptes de l’Église, cette tricherie reviendrait à rejeter Dieu au profit de l’amour de l’argent. Traduit dans mon langage : je nie ce qui est important et je laisse l’argent dicter mes réalisations personnelles – l’avidité est la fille la plus robuste de l’avarice.
Fatiguée des objets que je transporte à longueur de vie, je me débarrasse d’une bonne partie d’entre eux. C’est là encore une imposture qui résulte de l’avarice.
Le mobile qui me pousse à donner de l’argent, des vêtements, des livres, des disques, c’est la difficulté d’administrer les choses, et l’engrenage s’enclenche lorsqu’il devient aberrant d’acheter une cuillère, attendu que le tiroir est plein à ras bord. Il faut faire de l’espace pour que la roue continue de tourner. Je donne la cuillère parce que j’en veux une autre, plus chère et plus belle, même si la précédente remplissait aussi bien sa fonction. Bien que mon appartement soit confortable et que ses dimensions excèdent de beaucoup mes besoins, je veux déménager pour en avoir un autre que je possèderai en propre. En devenant propriétaire, je cherche la sécurité dont mon esprit a tant besoin.
Transfert. Les masques de la convoitise sont mesquins.
J’ai été élevée dans une famille où l’on ne parlait pas beaucoup d’argent. Sauf lorsqu’il s’agissait de râler contre la cherté de la vie ou de suggérer d’économiser sur tel ou tel achat.
Je peux affirmer, sans risque de me tromper, que mes parents n’avaient pas de problème d’argent.
La vie alors était différente : pas de cadeaux en dehors de dates bien déterminées, idem pour les sorties au restaurant ; les sodas étaient autorisés seulement les jours de fêtes ; commander une pizza était un événement festif qui se faisait attendre et qui coûtait cher.
Mélange entre école publique et école privée. Uniformes scolaires et vêtements se repassaient d’un frère à un autre lorsque les conditions s’y prêtaient.
Les vacances annuelles, à la plage ou ailleurs, se déroulaient à chaque fois dans un endroit différent.
Rien ne m’indiquait l’existence d’un lien direct avec les économies et les sacrifices que nous consentions. En effet, nous expérimentions parfois un luxe improbable pour des gens qui vivaient sur le fil du rasoir.
C’était une vie confortable et tranquille. Je le pensais du moins. Ensuite, devenue adulte, je me suis rétrospectivement avisée de certains malaises qui m’ont amenée à m’apercevoir de détails qui m’avaient échappé tant j’étais distraite par la pensée qu’il fallait que je grandisse.
Nous n’avions aucune idée du salaire de mon père. Même pas ma mère. Et en parler, c’était dépasser une ligne qui ne pouvait être franchie, en aucun cas. C’était une marque d’irrespect.
Bref, j’ai grandi dans ces conditions.
Adulte, j’ai décidé de me conduire différemment.
Mes enfants étaient toujours au courant de mes galères d’argent, je n’étais pas du genre à les épargner des crises et des moments de désespoir que je vivais, je n’affrontais pas mes difficultés solitairement. À chaque nouvelle menace ils étaient informés que nous devions économiser et appuyer sur la pédale de frein, comme si nous étions trois adultes. À chaque nouvelle conquête, nous partagions tout.
Il m’incombait la responsabilité de travailler, compter et dépenser. Et à eux, de mériter, écouter et dépenser également. Avec parcimonie ou non. C’était un foyer économiquement instable.
Mais il est arrivé un moment où je me suis dit que je devais rompre avec la routine abêtissante qui consistait à alterner serrage de ceinture et bombance dans les restaurants chics et ce, sans le moindre souci du lendemain.
À force de connaître frayeur sur frayeur, j’ai commencé à être angoissée. J’ai essayé de changer. Supprimer des zéros, épargner, penser au lendemain.
J’ai décidé d’avoir de l’argent en réserve. À toutes fins utiles. Juste pour avoir de l’argent. J’ai mis sous le harnais mon âme guidée par ses enthousiasmes. J’ai renié mes envies et j’ai dit adieu aux temps d’imprudence.
La peur du lendemain m’a fait céder à la tentation de l’accumulation.
Mes péchés rôdent autour de l’envers de cette médaille nommée avarice. On reçoit facilement des éloges pour de telles décisions. Elles ont l’air sensé. Épargner en vue de l’avenir, cela ne ressemble pas à un péché, même si cela gâche le présent, même si le matelas se remplit et que les gens ont faim dehors.
Peut-on condamner quelqu’un parce qu’il aspire à avoir un peu d’argent de côté pour les jours mauvais qui viendront ? Même en étant plus complaisant, peut-on blâmer celui qui garde par devers-lui un pécule pour pouvoir à la fin de sa vie se payer une assurance-santé et de temps en temps rendre visite à ses petits-enfants qui habitent dans une autre ville ?
Les péchés d’avidité, d’avarice, d’accumulation, sont excités à tout instant. Même s’ils procurent le sentiment atroce que vos plus beaux jours sont sacrifiés pendant que le travail envahit toute votre existence, nullement pour vous rendre plus digne, pour édifier un monde meilleur, pour contribuer au bien commun. Mais seulement pour vous permettre de payer vos factures, d’acheter des bibelots et d’accumuler des pièces de monnaie sous votre matelas.
Générosité, compassion, charité sont des mots tombés en désuétude. Ils n’ont de valeur que s’ils sont déductibles des impôts.
Traduit du portugais (Brésil) par Stéphane Chao
Adriana Sydor, Éditorialiste de la revue culturelle Idéias, éditrice, productrice d’émissions radiophoniques. Donne des conférences sur la musique. A notamment publié la série Musique Populaire Brésilienne pour les enfants, et Sept confessions capitales et autres péchés, dont est tiré ce texte. Tient un blog littéraire : milcompassos.com.br.
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