Nouvelles brésiliennes (I) - Rafael Mendes, Amnistie (traduction Stéphane Chao)
Pleins d’appréhension, nous regardions le journal télévisé, un après-midi de septembre 1979. À côté de moi sur le canapé, Angela me tenait la main, en tremblant un peu. Le silence pesait dans la salle à manger, comme si ce silence devait précéder le cri que nous pousserions à l’unisson, un hurlement motivé par la bonne nouvelle qui viendrait de la télévision, croyions-nous.
À l’écran, le reporter désignait un avion posé sur la piste de l’aéroport Santos Dumont. Les passagers débarquaient, heureux d’être de retour au Brésil après des années d’exil. Artistes et politiciens, certains célèbres, d’autres non, mais tous avec la même pensée, la même cause à défendre. Nous fixions l’image déformée de l’appareil dans l’espoir de reconnaître, parmi la foule des passagers, le fils que nous n’avions pas vu depuis bien longtemps.
Lorsque le gouvernement avait décrété l’amnistie pour les prisonniers et les exilés politiques, Angela s’était déjà habituée à l’absence de Paulo. Elle ne s’asseyait plus sur son lit, elle n’embrassait plus son oreiller en pensant toute seule à quelque chose d’indicible, à quelque chose qu’elle ne révèlerait jamais. Elle ne s’irritait plus à tout propos, comme elle le faisait juste après ma dispute avec notre fils. Le jour où l’on a appris à la télé le retour des exilés, elle s’était accommodée de l’état de chose, mais ne l’avait jamais accepté, jamais compris.
Je me suis dit que, si d’aventure Paulo apparaissait à l’image, il aurait eu une apparence différente, il aurait peut-être changé : il n’aurait plus la barbe épaisse qu’il portait avant sa disparition, ni les cheveux en désordre, ni ces vêtements usés jusqu’à la corde. Même s’il n’avait pas été différent du jour où il avait disparu, nous l’accueillerions avec bonheur, parce que le retour d’un fils est toujours une occasion à commémorer.
Lorsque nous nous disputions, son apparence était un détail. Ce qui me dérangeait, c’était ses idées révolutionnaires, ses livres de gauche, ses idées soviétiques. Rien ne le faisait changer d’opinion : ni mes réprimandes, ni les conseils de sa mère, rien. Il nous répondait toujours en nous parlant de l’esprit réactionnaire qui était en nous, ses parents, les jouets du système. Et de fait, j’aimais la rigueur qui régnait dans les rues, les promesses de progrès économique, de rétablissement de l’ordre. Je me sentais en sécurité et ma femme se sentait en sécurité à mes côtés.
Notre fils ne pensait pas comme nous, et ce qui apparaissait au début comme une simple rébellion juvénile, prit peu à peu la tournure d’une idéologie sérieuse. Paulo était à présent préoccupé, soucieux, comme dans l’attente de quelque chose de soudain, d’une visite inattendue, de coups frappés à notre porte. Des courriers mystérieux arrivaient dans notre boîte à lettres, nous recevions des appels téléphoniques énigmatiques et un sac à dos était toujours prêt dans sa chambre en cas de départ en voyage ou de fuite inévitable.
Mes conseils ne servaient à rien ; il était inutile de lui dire que tout cela n’était que sornettes, utopie, que le temps lui montrerait sa véritable vocation d’homme, et que cette vocation balaie toute espèce de politicaillerie : il y a des problèmes plus urgents dans la vie, l’orgueil est passager – c’était cela que je pensais et je le lui disais après le dîner, encore attablés. Mais il ne me voyait pas, il ne m’écoutait pas – je m’en rendais compte par son silence – et mes paroles, au début amicales, devenaient celles, dures, âpres, d’un père qui veut alerter son fils d’un danger. C’est pour cela que je pense avoir eu raison de taper sur la table en lui disant que dorénavant je ne voulais plus de ses âneries à la maison, j’en avais le droit, je ne perdrais pas à cause d’une bêtise tout ce que j’avais gagné dans la vie, y compris mon fils, qui à présent me regardait sans dire un mot et qui l’espace d’un instant a courbé l’échine. Avec sa dégaine d’adolescent, Paulo a attendu que je me taise pour relever la tête et me répondre sur le même ton, avec des mots aussi durs, convaincu que j’avais terminé mon laïus : arrête, je ne suis pas un enfant du système, je suis fatigué de cet autoritarisme camouflé qui sévit sous le prétexte de l’amour, de l’attention donnée, c’est mon droit de revendiquer ce que je veux, je me bats pour ce droit à présent, je ne me tairai pas, criait-il. C’était la révolution à la maison. Ma femme, conciliante, avait laissé la vaisselle sale dans l’évier et était venue le calmer, lui faire baisser les bras, lui demander d’être patient. Il était comme possédé, il voulait en découdre. Avant qu’il se soit décidé à agir, je lui ai dit, vas-y, frappe ton père, on ne gagne pas une cause sans se battre, je sais que c’est ce que tu cherches, et ce sont ces mots qui l’ont calmé, parce qu’il est resté un moment debout, immobile avant de monter dans sa chambre.
Fais quelque chose, Antonio, me demandait Angela, mais j’étais désemparé, je tremblais, assis au bout de la table où nous avions dîné. Et j’ai été saisi de désespoir en voyant Paulo descendre les escaliers, une valise sur le dos, ses livres à la main, le corps droit. C’est alors que j’ai entendu les pleurs de sa mère lui implorant de rester, et c’est tout juste si je ne me suis pas agenouillé, en disant non, mon chéri, c’est ma vie qui part avec toi par cette porte ; mais Paulo ne lui a pas répondu, il l’a embrassée, lui promettant de revenir lorsque la dictature de la famille serait terminée.
Au cours des années qui ont suivi, Angela a reçu quelques lettres de Paulo, sans son adresse, et plus d’une fois, le DOPS (2) est venu chez nous pour nous poser des questions sur notre fils, qu’il recherchait. Je lisais les nouvelles et je trouvais incroyable l’absence de note dans les journaux sur le mouvement gauchiste, sur les actions perpétrées par les communistes, comme s’ils n’existaient pas, ni eux, ni les affrontements contre la police dont j’avais parfois été témoin dans les marches et les manifestations dans le centre-ville, lorsque je partais en quête de mon fils pour me réconcilier avec lui.
Je pensais qu’il m’avait pardonné, qu’il avait mûri, que son retour n’était qu’une question de temps. Angela aussi reprenait espoir, parce qu’à chaque jour qui passait, la dictature perdait de ses forces, la démocratie était imminente. Nous n’avons donc pas été surpris, lorsque nous avons appris l’amnistie. Paulo pourrait enfin sortir dans la rue, montrer son visage, exprimer ses opinions, renouer avec son père – tout cela n’était qu’une question de temps.
Dès que le journal télévisé a commencé, nous nous sommes mis devant le poste ; nous voulions le retour de notre fils. Mais ce jour-là, il n’est pas apparu à l’écran. Dans les reportages suivants non plus. Il n’est pas apparu à notre porte ; et même le courrier, qui occasionnellement arrivait dans notre boîte aux lettres, n’était plus expédié. Ce qui nous parvenait, c’était les rumeurs d’assassinats, de disparitions, d’immeubles obscurs.
Tout cela tourmentait Angela, pour elle c’était un cauchemar de ne pas savoir où était son fils. Mais moi, ce qui m’angoissait – et m’angoisse encore – c’est de ne pas savoir s’il n’est pas revenu à la maison parce qu’il est prisonnier quelque part dans le passé ou à cause de notre dispute.
Traduit du portugais (Brésil) par Stéphane Chao
(1) Ancien directeur du Bureau du Livre de l’Ambassade de France au Brésil. Traducteur. Nouvelliste. Publie ses nouvelles au Brésil et en France dans des revues comme l’Atelier du roman, la Femelle du requin, l’Ampoule, entre autres. Ses textes sont également traduits en roumain.
(2) Organe de répression politique sous la dictature.
Rafael Mendes est né en 1983. Il est l’auteur de Fôlego (Souffle) et A melhor maneira de comprar sapato (La meilleure façon d’acheter des chaussures), dont est tirée cette nouvelle. Certains de ses textes ont été publiés dans des revues brésiliennes de référence telle que São Paulo Review et ont été traduits en anglais et en allemand, comme la présente nouvelle. Son prochain roman, en cours d’écriture, a reçu la bourse PROAC-2016 d’aide à la création littéraire. Il vit à São Paulo.
Stéphane Chao est Ancien directeur du Bureau du Livre de l’Ambassade de France au Brésil. Traducteur. Nouvelliste. Publie ses nouvelles au Brésil et en France dans des revues comme l’Atelier du roman, la Femelle du requin, l’Ampoule, entre autres. Ses textes sont également traduits en roumain.
- Vu : 1982