Nouvelle histoire de la Révolution, Annie Jourdan, par Gilles Banderier
Nouvelle histoire de la Révolution, Annie Jourdan, Flammarion, coll. Au fil de l’Histoire, février 2018, 658 pages, 25 €
Innombrables sont les histoires de la Révolution française, du petit livre de quelques dizaines de pages au luxueux volume illustré et légèrement ostentatoire (ce que les Anglo-Saxons appellent un coffee-table book), sans parler des périodiques spéciaux. Ceux qui ont connu l’année 1989 se souviennent de la frénésie éditoriale qui avait sévi, lorsqu’il ne se passait pas une semaine, pas une journée même, sans que parût un ouvrage consacré à cet événement vieux de deux siècles. L’effet de saturation aidant, l’activité s’est ensuite calmée, ce qui n’implique pas que les historiens aient cessé de travailler. Annie Jourdan propose une Nouvelle histoire de la Révolution, dont la première de couverture s’orne d’une sorte de motto : « Rien n’est définitivement écrit. En histoire, plus qu’ailleurs » (le procédé paraît s’inspirer des affiches de films). Ce qui tire l’œil et pique la curiosité, c’est bien entendu l’épithète nouvelle. En quoi cette histoire est-elle nouvelle ? On observera d’abord qu’elle est éminemment orientée au point de vue politique et ne s’en cache pas (dès la page 16, Annie Jourdan note que « nous-mêmes, nous [qui ça, « nous » ?] sous-estimons l’opposition réactionnaire ou conservatrice aux avancées sociales, culturelles et politiques » qui s’est cristallisée lors des grandes manifestations contre l’union homosexuelle).
Ce n’est pas là que réside la nouveauté : contrairement à ce qui prévalut pour d’autres événements importants, comme la Fronde, dont l’étude ne fut politisée que lorsqu’entra en scène l’historiographie marxiste venue d’Union Soviétique, aboutissant à un contresens (faisant de la Fronde un mouvement populaire, alors qu’il s’agissait en réalité du dernier sursaut de l’ordre féodal et que les Frondeurs furent, dans le pire sens du mot, des réactionnaires qui abhorraient le régime républicain), l’étude de la Révolution française a toujours été politique. Albert Mathiez, fondateur de la Société des études robespierristes, était membre du Parti communiste, qui annexa la figure de Robespierre. La réaction, au sens physique et politique du mot, était inévitable, lorsque François Furet appliqua à la Révolution la critique du communisme. François Furet est une des cibles d’Annie Jourdan, qui dénonce son « révisionnisme » (p.14 et la note p.539) : ce mot terrible est lesté d’un poids historique ; il traîne derrière lui la rhétorique lourde (comme il y a une industrie lourde ou une artillerie lourde) des comités centraux, des plénums du Parti, des discours-fleuves du secrétaire général, préludes aux purges dévorantes et aux coups frappés à la porte au petit matin. Mme Jourdan use d’une phraséologie manichéenne (« Comme aujourd’hui, en somme, les forces progressistes étaient freinées par les traditionalistes qui souhaitaient ne rien modifier à la société », p.42). La reconnaissance du « génocide » vendéen, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, n’est pas seulement le fruit de considérations politiques « révisionnistes » ou réactionnaires. Les équarrissages du XXesiècle nous ont, peut-être de façon paradoxale, rendus sensibles aux tragédies du passé. Prétendre que des dizaines ou des centaines de milliers de morts étaient « nécessaires » au triomphe de ceci ou de cela, que le « sens de l’Histoire » exigeait un tribut en vies humaines, n’est plus admissible. Même si l’exécution de Louis XVI ne fut peut-être pas le crime d’entre les crimes qu’on a voulu y voir, elle fit disparaître les dernières chances de conciliation entre partis opposés. Contre François Furet, MmeJourdan se veut l’avocate de la Révolution. Mais, pour tout avocat, il arrive un moment où il n’est plus possible de ne toucher qu’aux points faibles de l’accusation. Pour disculper la Révolution française, MmeJourdan étend le domaine de la culpabilité en amont et en aval, jusqu’à Napoléon (p.410). Si la Révolution a mal tourné, écrit-elle, c’est la faute de « la contre-révolution – la Cour, les prêtres, les princes et les aristocrates – qui a orienté le cours d’une Révolution qui se voulait beaucoup plus pacifique » (p.418). Et c’est là que la construction s’effondre. Évoquant la terrible loi du 22 prairial, MmeJourdan montre un Fouquier-Tinville incapable de lire ses propres dossiers, tel un Fulgence Tapir noyé dans ses fiches, envoyant des gens à la mort sans bien savoir pourquoi (p.269). Un bon quart de ce gros volume est consacré à l’étude des révolutions hors de France (Angleterre, Irlande, États-Unis d’Amérique, etc.). Il s’agit de montrer que la Révolution française n’eut pas le monopole de la cruauté. L’analyse de l’exemple américain est particulièrement intéressante. MmeJourdan souligne que, contrairement à ce qu’on a longtemps cru et à ce que les Américains ont eux-mêmes prétendu, la révolution américaine se signala par sa violence (est-ce cette violence fondatrice qui parcourra l’histoire du pays, jusqu’aux massacres perpétrés de nos jours dans les établissements d’enseignement ?), violence dont les Indiens firent les frais (p.477), mais surtout les Américains eux-mêmes. Après d’autres (comme Robertson Davies dans un de ses romans), MmeJourdan souligne que le fameux supplice du goudron et des plumes, qu’un certain folklore (les albums de Lucky Luke, par exemple) présente comme une humiliation anodine et inoffensive, presque sympathique, était en réalité une brimade atroce et dangereuse. À collectionner les exemples morbides et authentiques de violences révolutionnaires jusque dans des contrées traditionnellement considérées comme paisibles (la Suisse et les Pays-Bas), à vouloir par là abolir la « légende noire » de la Révolution française en montrant que toute révolution débouche sur une guerre civile que plus personne ne peut contrôler, MmeJourdan apporte, à coup sûr sans l’avoir voulu, de l’eau au moulin du conservatisme le mieux établi, donnant raison à François Furet et à ses épigones : le processus révolutionnaire (tous les exemples vont dans le même sens) est fondamentalement inutile, nocif et mortifère, qui non seulement conduit toujours à la guerre civile et aux massacres afférents, mais encore débouche sur la constitution d’un nouvel ordre social tout aussi inégalitaire que celui qu’il prétendait renverser. À la question de Lénine, « Que faire ? », on doit répondre, après la lecture de ce livre : « Tout, sauf une révolution ». La difficulté est toujours, non de raconter la Révolution, mais de la « penser », comme l’avaient fait en leur temps François Furet et Lucien Jaume. La postface du livre aborde la notion de guerre civile. De Hobbes à Julien Freund, la philosophie politique a beaucoup réfléchi là-dessus et cet effort aurait pu être mis à profit. Citations de Robespierre à l’appui, Freund faisait remarquer qu’un des aspects de la violence politique moderne réside dans le fait que, depuis la Révolution, les idéologies transforment l’ennemi en coupable (L’Essence du politique, § 114). Cette assertion est-elle réfutable ? Le propos d’Annie Jourdan aboutit à une disqualification complète de la révolution comme outil de transformation historique, afin de réaliser une société moins injuste. On en vient à se demander si, au fond, Marx n’avait pas raison, quand il postulait le caractère révolutionnaire du capitalisme. Au plan matériel, on regrettera que, dans le livre d’Annie Jourdan, les notes ne soient où elles doivent se trouver (en bas du texte). Certaines erreurs n’auraient pas été difficiles à éviter ; par exemple celle-ci : « L’Église refusa même une sépulture à Voltaire, qui dut être enterré secrètement de nuit » (p.41). Voltaire fut inhumé en plein jour, après plusieurs messes et de surcroît dans la clôture d’une abbaye cistercienne (MmeJourdan confond sans doute Voltaire et Molière). Quand elle parle de l’abbé Barruel (p.42-44), qui passe pour l’inventeur de la théorie du complot (et du complot maçonnique en particulier), MmeJourdan oublie qu’il était lui-même franc-maçon (il avait reçu les trois grades d’apprenti, de compagnon et de maître en même temps, ce qui n’est pas donné au premier venu).
Gilles Banderier
Chercheur associé à l’université d’Amsterdam et à l’Institut d’Histoire de la Révolution française (Paris I Panthéon-Sorbonne), Annie Jourdan est spécialiste de la Révolution et de l’Empire.
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