Nouveau Départ (La saga des Cazalet, IV), Elizabeth Jane Howard (par Yasmina Mahdi)
Nouveau Départ (La saga des Cazalet, IV), Elizabeth Jane Howard, La Table Ronde/Quai Voltaire, octobre 2021, trad. anglais, Cécile Arnaud, 624 pages, 24 €
Un petit empire
Elizabeth Jane Howard poursuit le quatrième volume de sa saga familiale, dans un style narratif qui s’immobilise souvent dans la contemplation et la description de détails d’une infinie préciosité. La plupart des membres de la famille Cazalet s’installent à Londres : les trois frères, Hugh le veuf, père de Polly, Simon et Williams ; Edward le sensuel, père de Louise, Teddy et Lydia, et Rupert, le revenant, père de Clarissa, Neville et Juliet. Seule reste à Home Place, avec « sa rocaille et ses roses », la Duche, car le Brig va décéder. Et tapis ici, les rancœurs, les rejets, les maladies, la décrépitude et la mort. Les récits rétrospectifs permettent de se familiariser ou de retrouver chacun des personnages, lesquels régressent ou évoluent, au caractère plutôt conservateur, dans l’après-guerre, de 1945 à 1947, au milieu des démobilisés, des disparus, d’« un million de personnes sans logis ». D’où l’importance de la nourriture, des objets chers et chéris, comme ce « petit mouchoir de dentelle blanc », symbolisant l’ancrage affectif au milieu de la pénurie d’un Londres dévasté.
Peu à peu, les dissemblances vont s’accentuer avec la nouvelle génération. Comme l’écrit si bien la grande romancière, « il existait des papillons de nuit de toutes les couleurs », et ceci faisant, elle pare d’une multitude de teintes la galerie animée de sa comédie dramatique, les protagonistes intermédiaires qui surgissent de l’ombre, aux fonctions incontournables, rouages du système.
Nous découvrons le passé de Rupert et les réactions successives des siens, de sa deuxième épouse Zoë, de ses filles, son séjour en France occupée où « les femmes seules se faisaient violer par l’ennemi ». Incertitude, contrition, amertume sont le lot de sentiments généraux qui rongent les pensées, en plus des ruptures et des difficiles retrouvailles. La guerre, la faim, le délabrement, l’absence d’objets de première nécessité ont terni les destinées, et Polly, devenue décoratrice d’intérieur, le souligne : « On a tellement désiré la paix, mais elle n’a apporté le bonheur à personne ». La belle Louise, épouse de Michael, délaissée, frustrée, « avait l’impression d’être constituée de petits éléments presque sans lien les uns avec les autres », d’être « une plaque de verre qui avait été brisée avec un marteau ou bombardée ». Le dynamisme des dialogues permet à l’auteure une dissertation approfondie sur la condition féminine. Néanmoins, la psychanalyse et les questionnements sur la sexualité font leur apparition. L’éclairage de E. J. Howard pénètre l’intérieur des cerveaux, des corps, qui s’amenuisent, s’étiolent, vieillissent. Le fossé est gigantesque entre les aspirations de la jeunesse et le pragmatisme sans fard du réel, car, l’affirme E. J. Howard, « l’amour et la sécurité ne semblaient pas faire bon ménage ». Les protagonistes se reflètent en miroir, en spécularité. La prouesse de la romancière consiste à la fois à trouver un rythme, camper une multitude de points de vue, nouer des liens pour assurer le continuum des péripéties des Cazalet qui se déploient sur un grand laps de temps.
Howard consigne tout, les réflexes de survie, l’hypocrisie des attendus sociaux, les agitations fébriles, les secrets, les ressassements, l’irrationnel de la psyché familiale. Cet univers corseté et insulaire, donne lieu à de longues réflexions, en dépit du côté répressif de la communication et de l’autosurveillance. L’on rencontre des situations inattendues dans la nouvelle génération. L’alcool est un élément de réunion, servant à pallier les angoisses, à faciliter les confidences, à s’épancher, par exemple auprès d’Archie, le confident des Cazalet – Archie, ami prévoyant et dévoué. Il est fait également mention d’homosexualité féminine, de l’avortement (illégal en 1946), des différences de classe, de l’adultère, d’expériences heureuses ou traumatisantes, dans un contexte où planent encore « les voiles victoriens de la pudibonderie ». Elizabeth Jane Howard questionne le lecteur : « si c’était ça, la vie : des parents obligés de sacrifier leurs désirs pour élever des enfants, qui à leur tour élèveraient des enfants en sacrifiant leurs désirs », d’où émerge la notion socio-sacrificielle de ce microcosme. Certains descriptifs relèvent de l’ambiance gothique, voire cette admirable tirade (ayant des échos avec le château de Dracula) : « La plupart des meubles étaient protégés par des draps ; un étourneau mort gisait sur un tas de suie dans la cheminée. (…) La verrière était cassée en plusieurs endroits ; de grands éclats de verre jonchaient le sol carrelé. (…) Des pots en faïence et des urnes vernissées étaient remplies de terre poussiéreuse et de fougères mortes. (…) En haut de l’escalier, un très large couloir filait dans les deux directions, éclairé par une série de fenêtres rondes disposées en hauteur, à intervalles réguliers. Le plafond était voûté dans le style gothique ».
La Saga des Cazalet est une œuvre totale, à tiroirs, ambivalente, critique. L’ensemble est cohérent, parfois préoccupant, oppressant comme lors des réunions dans « la maison, à l’architecture tarabiscotée et à l’aspect un peu délabré », où « les histoires de famille occupaient une grande partie de la conversation ». La charge féministe autorise la mise à distance, l’ironie et également insiste sur les attentions maternelles et les avanies que subissent les plus faibles – divorcé(e)s, célibataires, handicapé(e)s. Les représentations des portraits de femmes comme celui de Zoë qui, « ce soir-là, drapée dans cette serviette couleur menthe poivrée, (…) ressemblait à une star de cinéma, naturellement fraîche et sexy avec cette magnifique peau veloutée comme une fleur de magnolia et ses lumineux yeux verts », se réfèrent sans doute aux beautés de l’âge d’or d’Hollywood (Liz Taylor, Gene Tierney, Vivian Leigh…).
Nous voyageons aussi à New York, dans le milieu artistique huppé, où à l’opposé, la liste de mets opulents et les vitrines magnifiquement achalandées constituent un morceau lyrique expressif. Les avis croisés des nouveaux compagnons et compagnes, de leurs proches (Diana, la maîtresse d’Edward, Simon et Teddy, Sid, l’amie intime de Rachel), enrichissent une nouvelle perspective de la famille Cazalet, donnant naissance à des comptes-rendus délicieusement désuets ou cruels, un passé et des événements politiques révolus, rédigés par la plume éblouissante de l’écrivaine : « Ce premier soir, lorsqu’elle [Sid] avait eu la maison pour elle et que seul l’arôme léger, quoique âcre, d’Evening in Paris lui rappelait l’existence de sa sœur, elle avait bu trois énormes gins et s’était offert une orgie de Brahms sur le gramophone ». Et en ce qui concerne Jemima : Elle arriva longtemps avant le retour des garçons de l’école (…) ravis de partir en camping pendant deux semaines et [qui] s’inquiétaient uniquement de savoir s’ils trouveraient assez de feuilles de peupliers pour nourrir leurs chenilles de grands sphinx de la vigne. Elle sortit la vieille valise en cuir ayant appartenu à Ken ; elle ne fermait plus et devait être entourée d’une lanière de cuir. Jemima ayant fait toute la lessive le week-end précédent, il ne restait plus qu’à rassembler des affaires en nombre suffisant ».
Yasmina Mahdi
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