Nous sommes tous des exceptions, Ahmed Dramé
Nous sommes tous des exceptions, octobre 2014, coécrit avec Sophie Blandinières, 180 pages, 15 €
Ecrivain(s): Ahmed Dramé Edition: Fayard
Nous sommes tous des exceptions, le titre est alléchant. Il donne le désir de plonger dans le livre, d’autant plus que le sujet correspond tout à fait à l’air du temps.
Vous entrerez dans ce récit-témoignage avec une grande facilité et vous le lirez avec un réel plaisir. Ahmed Dramé trouve des mots simples, qui touchent et qui frappent. Le témoignage est d’un optimisme réconfortant et sa lecture rassure.
Tout le monde, quel que soit son âge, aime les contes de fée dans lesquels le héros triomphe de toutes les épreuves, de tous ses opposants avec l’aide d’adjuvants et d’une bonne fée qui le prend par la main. C’est ce qui se passe dans ce livre. Alors, embarquons-nous dans ce conte et tentons d’en déchiffrer les ingrédients.
Présentons tout d’abord le héros : à vingt et un ans, le jeune Ahmed Dramé fait un retour dans son passé et nous conte l’aventure qu’il a vécue il y a quelques années avec sa classe de seconde en section « Histoire des arts » au lycée Léon Blum de Créteil dans le Val de Marne. Il habite dans une cité HLM à Champigny-sur-Marne. Il cumule les handicaps. C’est un jeune noir de banlieue déshéritée.
En 2008, cette classe participe au Concours national de la Résistance et de la Déportation. Embarquement pour un véritable voyage initiatique pour les élèves de cette classe sur lesquels personne n’aurait parié.
Le cadre : en effet, dans cette classe, les élèves sont difficiles. A force d’être étiquetés comme incapables, ils perdent l’estime d’eux-mêmes et leurs résultats sont peu satisfaisants. L’agitation devient leur seul outil pour se donner l’illusion d’exister. Les professeurs, qui deviennent des cibles, sont découragés. Les moyens sont quasi inexistants.
La bonne fée va prendre le visage de Madame Anglès, leur professeur principal qui est leur enseignante d’histoire-Géographie. Exigeante, autoritaire, elle réussit à imposer le respect à tous les élèves car elle sait les écouter, les comprendre. Elle veut croire en ces élèves que le système laisse de côté. Elle cherche une incitation pour les relancer dans une dynamique de travail. Dans cette optique, elle les inscrit au Concours de la Résistance dont le thème cette année-là est : « Enfants et adolescents dans le système concentrationnaire nazi ».
Les opposants : à l’annonce de ce projet, l’assentiment de la classe ne se fait pas d’emblée. Les réactions sont très contrastées. Une partie des élèves ne veut pas faire ce concours, elle ne comprend pas en quoi cela peut la concerner. Une autre partie ne veut pas se contraindre à un travail supplémentaire. En fait, la majorité de la classe s’oppose au projet. Enfin, une petite minorité pense « Pourquoi pas ? on n’a rien à perdre ». L’inversion des comportements se fait en plusieurs étapes. La détermination sans faille de ce professeur finit par emporter l’adhésion.
Les adjuvants : la première est la mère d’Ahmed, émigrée du Mali qui élève seule ses cinq enfants. C’est une femme courageuse qui travaille dur comme femme de ménage pour offrir à sa famille un avenir meilleur que le sien. Elle vénère l’école républicaine qui représente pour elle la seule voie de salut.
Le second est Bakary, le frère aîné, qui sert de substitut au père absent. Il est bienveillant et généreux, et sert de modèle à Ahmed, il lui inculque des valeurs. Il lui apprend à se servir des mots et non de la violence pour dénouer les conflits fréquents dans la cité. Dès l’âge de dix ans, le héros se révolte contre toute injustice, contre « l’impuissance des faibles soumis au pouvoir arbitraire des forts ».
Pour le héros, la première épreuve est le passage en Seconde générale. Malgré des résultats meilleurs que ceux d’un copain blanc, le conseil de classe refuse à Ahmed la voie qu’il désire Sa mère se confronte avec énergie au Principal et aux professeurs. Elle finit par l’emporter. Son fils intègre une Seconde générale. Fier, il annonce : « je n’ai pas été orienté ». Il fait figure d’exception pour un jeune de banlieue. Et il arrive donc dans cette classe. Il fait partie de ceux qui admirent Madame Anglès et lui font confiance. Il accepte de se lancer dans l’expérience avec enthousiasme.
Les péripéties, le déroulement du travail : après plusieurs mois de recherche dans les livres et d’accumulation de documentation, durant les cours et pendant des heures supplémentaires sous la tutelle du professeur et de la documentaliste, le renversement devient définitif lors de la rencontre avecles anciens déportés, notamment Léon Zygel, survivant d’Auschwitz. Il raconte en classe ses années de camp et la perte des siens. Il a survécu parce qu’il s’est adapté « à l’inhumain, sans jamais perdre sa dignité d’homme ». Lui aussi est une exception. Il leur apprend à ne jamais oublier que la haine « défigure l’humain », et que la bête immonde qu’engendrent l’antisémitisme et le racisme peut se réveiller aujourd’hui encore. Alors, le regard des élèves sur ce concours change définitivement. En découvrant l’horreur des camps et du génocide, les élèves prennent conscience que « leurs embrouilles, leurs peurs semblaient en comparaison parfaitement dérisoires ».
« A ce moment-là, on a réalisé qu’il n’était pas question de religion, de culture ou d’origine mais d’humanité. On a pris conscience de l’importance de ne pas se plaindre. Ces témoignages nous ont rendus plus humbles ».
« Certes, à certains moments, on a eu envie de lâcher. Les affectations en première approchaient, on s’investissait beaucoup dans le concours et on se demandait à quoi ça servait de dédier énormément de temps à un projet qui n’aurait pas beaucoup d’influence sur notre dossier scolaire ».
« Avant le projet, on savait plus ou moins ce qu’était la Shoah. Mais on ne se rendait pas compte de l’ampleur des faits historiques. Certaines personnes disaient que ces événements ne les concernaient pas, parce qu’ils ne parlaient pas d’eux ».
« On travaillait en dehors des cours, pendant deux heures, le vendredi après-midi. Il fallait ajouter le travail avec la documentaliste en bibliothèque et les différentes visites de musées. Pendant les trois premiers mois, on était en phase de compréhension du sujet. Ensuite, une fois qu’on avait saisi de quoi il s’agissait, on a commencé à se plonger dedans ».
La résolution finale, le triomphe : fait extraordinaire et inattendu, au bout de plusieurs mois de travail, La Seconde tant décriée remporte le premier prix en 2009, grâce à ce professeur qui lui a « transmis le sens des autres ».
« Honnêtement, on ne se disait plus qu’on pouvait gagner. On l’espérait quand même, on pensait que ce serait fou, mais à un moment donné, on était arrivé à un point où on ne participait plus à ce concours uniquement pour notre lycée. On se disait que si on remportait le prix, ce ne serait pas parce qu’on venait du lycée Léon Blum de Créteil ou pour notre mérite, mais au nom de toute une jeunesse française, pour ce regard sincère sur la déportation. J’étais extrêmement heureux de remporter ce prix. C’était la première fois que je recevais une invitation républicaine aussi officielle. La première fois que je me sentais autant valorisé ».
Surprise des professeurs de l’équipe, joie des élèves qui voient leur travail récompensé, joie des parents. Ils peuvent être enfin fiers d’eux, se sentir reconnus. Cette aventure les a fait grandir. Au fil de cette expérience, ils sont passés d’un individualisme parfois féroce pour s’en sortir, de chahuts d’adolescents en mal de reconnaissance, à la prise de conscience de l’intérêt du travail en équipe, du nihilisme à l’expression de sentiments vrais grâce à des rencontres émouvantes qui vont les toucher et les amener à changer leur regard sur les adultes et sur eux-mêmes.
Ce voyage au cœur des livres, au cœur de l’histoire contemporaine, au cœur de l’état d’esprit de passeurs de mémoire, a profondément mûri les élèves de cette classe. Cela leur a permis de relativiser leur situation en la replaçant dans une perspective historique. Ils ont appris l’importance de la solidarité et la force de la résistance face à l’oppression.
Ces adolescents démotivés, blasés de la vie avant l’heure, ont appris à travailler ensemble, à se faire confiance, ils vont explorer l’horreur du nazisme, se confronter au racisme et à la xénophobie les plus radicaux et cela va les toucher, les marquer durablement. Il y a un avant et un après-concours dans leur vie. Cette expérience a changé leur quotidien de lycéen.
Deux ans après, tous vont réussir leur baccalauréat, certains même, comme l’auteur, avec mention. Et Ahmed conclut : « Cette expérience m’a rendu plus mature et plus conscient de mon devoir de citoyen. Dès l’année suivante, je suis devenu délégué de classe et je me suis investi dans le conseil de vie lycéenne. Le but était de créer des projets lycéens qui permettent de partager de bons moments et de m’impliquer dans la vie des camarades. Chaque année, on organisait « La journée des talents » et « La journée de l’orientation ». On aidait les jeunes de seconde à faire leurs vœux et les jeunes de première et de terminale à préparer leur baccalauréat ».
La moralité qu’affirme Ahmed avec conviction c’est qu’« on peut toujours sortir de la cité. Les enclaves, c’est nous qui les créons ». Grâce à cette aventure exceptionnelle, il a découvert qu’il n’était pas une exception, que chaque homme, avec ses forces et ses limites, en est une. Et tous, « Blanc, noir ou juif, nous avons la même peau ».
Que pouvons-nous en tirer comme conclusion ? Nous sommes tous des exceptions est un ouvrage qui, certes, redonne foi en l’humanité. Peut-être peut-il sembler un peu édifiant. En effet, nous pouvons regretter que le récit nous expose une transformation un peu magique. Ce récit est plus un constat, parfois un peu naïf, qu’une analyse fine d’une démarche avec ses écueils, ses impasses, ses ratés. Nous n’avons que le résultat final triomphal et non le déroulement dans ses aspérités. Un certain nombre de questions restent en suspens. Dans le cadre normé, celui d’une classe difficile de lycée, quelles sont les conditions nécessaires et obligées pour qu’un projet puisse réussir ? Si le héros s’en sort par le haut, est-ce le cas pour tous les élèves de la classe ? Tout a-t-il été si rose, si lisse qu’il nous est conté ? Comment contourner les freins administratifs souvent contraignants ? Comment le professeur, force de proposition, a-t-il réussi à se trouver des alliés parmi les élèves de la classe pour porter le projet avec elle et le mener à son terme ?
Pour que cette riche expérience puisse être modélisable par d’autres professeurs parfois découragés et démoralisés devant l’ampleur des problèmes rencontrés, il serait utile que certaines étapes soient davantage explicitées. C’est à cette condition, sans naïveté et avec une solide formation modernisée pour les enseignants, que ce type de pédagogie pourra s’étendre et changer le cours d’une destinée individuelle et d’une mentalité collective.
Pierrette Epsztein
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