Nous sommes les voix des morts, Les derniers déportés témoignent, Jean-Marie Montali (par Gilles Banderier)
Nous sommes les voix des morts, Les derniers déportés témoignent, Jean-Marie Montali, octobre 2020, 240 pages, 17,80 €
Edition: Le Cherche-Midi
Bientôt, les survivants de la Shoah auront tous disparu. D’un côté, nous sommes en présence d’une évidence biologique – les camps de la mort ont cessé leur activité il y a trois quarts de siècle et ceux qui en ont réchappé sont, pour les plus jeunes, octogénaires. De l’autre, il semble intolérable que plus personne ne puisse témoigner du pire massacre de tous les temps. Un décompte macabre pourrait bientôt commencer, analogue à celui par lequel, dans les années 1990, on s’était mis à dénombrer les derniers combattants de 1914-1918 ou, à présent, les Compagnons de la Libération, et les historiens se sont lancés dans le recueil des ultimes témoignages qui seront délivrés de vive voix.
Il existe dans le nord d’Israël, à Haïfa, une fondation créée en 2001, Yad Ezer Lechaver, qui permet à des survivants de la Shoah établis dans l’État hébreu, de ne pas finir leurs jours dans la misère matérielle. Cette association possède des immeubles dans lesquels les rescapés sont logés.
C’est donc à Haïfa que Jean-Marie Montali est allé pour collecter les dix témoignages qui forment le corps de ce livre ; dix témoignages qui n’avaient jamais été publiés et qui viennent épaissir un dossier déjà considérable. Cette indispensable course pour devancer la mort et l’oubli, ces dix textes sans apprêt, laissent cependant un goût amer, car on devine que bien des bourreaux ne répondirent jamais de leurs actes et moururent au fond de leur lit.
Les rescapés rencontrés par Jean-Marie Montali étaient tous des enfants lorsque l’indicible s’abattit sur eux et brisa leurs vies. Ils étaient nés en Pologne, en Roumanie, en France ou en Ukraine. Ils avaient en commun d’être des enfants et d’être juifs. Or « le projet, la grande idée des nazis n’était pas seulement d’exterminer les Juifs. C’était de construire un monde où les Juifs n’auraient jamais existé. […] Il fallait anéantir le présent des Juifs, le passé des Juifs et leur avenir en massacrant les enfants » (p.35-36). S’appuyant sur l’exemple du génocide arménien, Hitler pensait que le monde, une fois devenu judenrein, oublierait sa propre entreprise.
Si insuffisant et circulaire que paraisse son discours, seule la théologie peut rendre compte d’un projet pareil, véritable mal à l’état pur, concentré, en quintessence, visant à faire disparaître le peuple élu par Dieu et donc à tirer un trait sur cette élection, à faire comme si elle n’avait jamais existé. Hitler n’a pas réussi, mais il a étendu un voile immense sur l’Histoire. Il faut à présent beaucoup de foi – ou de naïveté – pour espérer encore quoi que ce soit de l’humanité. Les précieux témoignages recueillis par Jean-Marie Montali ont toute la puissance de la voix nue. Mais sont également puissantes les forces de l’oubli (pourquoi s’embêter avec la Shoah alors que le nouvel iPhone est sorti, un modèle à peine différent du précédent, mais qu’il faut à tout prix acheter ?) et d’un antisémitisme aussi ancien que les déserts d’Arabie, qui cherche lui aussi à annuler la révélation biblique.
Gilles Banderier
Grand reporter, Jean-Marie Montali a été directeur exécutif de la rédaction du Figaro Magazine. Il est également auteur et réalisateur.
- Vu : 1999