Nous sommes les chardons, Antonin Sabot (par Catherine Dutigny)
Nous sommes les chardons, Antonin Sabot, octobre 2020, 272 pages, 20 €
Edition: Presses de la Cité
Créé en 2019, le prix Jean Anglade, fondé par les Presses de la Cité à l’initiative des membres du Cercle Jean Anglade, récompense un premier roman portant les valeurs chères au romancier : humanisme et universalité. Cette année, Agnès Ledig a remplacé Franck Bouysse à la présidence d’un jury composé de journalistes, universitaires, bibliothécaires, libraires et blogueurs. Leur choix s’est porté en cette édition 2020, sur l’ouvrage d’Antonin Sabot, Nous sommes les chardons.
Le roman est un long monologue, entrecoupé de courts dialogues, de Martin, un jeune homme d’une vingtaine d’années, élevé par son père, ex-professeur à la Sorbonne, vivant dans un coin reculé d’une région montagneuse. Privé des cours de l’Éducation nationale, l’enfant a grandi sous l’œil à la fois ferme et bienveillant de cette figure paternelle qui a coupé les ponts avec son ancien métier, Paris, la mère de Martin, et ses amis, pour vivre au contact de la nature, jardiner, élever des vaches, produire du fromage, en ne gardant pour fidèles compagnons que des livres, une amie, Marie-Louise, et Mado, mémoire des anciens paysans de la région, une vieille éleveuse de chèvres.
Le récit s’ouvre sur la disparition du père, ou plutôt sur son apparition. L’apparition d’un fantôme, dont Martin peine à décrypter le message en supposant que le spectre ait souhaité lui en laisser un, alors qu’il vient de comprendre intuitivement que ce père est mort et que son corps repose quelque part au milieu des bois, au sommet d’une crête ou au fond du lit glacé d’une rivière. Deux semaines d’une longue quête, loin des gendarmes aux méthodes de recherche bien rodées et de leurs auxiliaires héliportés, qui le conduira par des chemins rarement empruntés jusqu’au cadavre de l’homme assassiné. À l’accablement succède la stupéfaction suscitée par la découverte lors de l’enterrement de l’existence d’une mère puis d’une demi-sœur dont le père ne parlait jamais. Martin veut comprendre les raisons de l’abandon, du silence, du choix fait par le père de tout plaquer. Il partira à Paris sur les traces de ses géniteurs, découvrir un monde auquel il a été soustrait, et tenter de renouer avec un amour maternel qui lui a fait défaut de longues années. Au chemin emprunté par son père, il lui faudra prendre en toute connaissance de cause, un sentier qui lui soit propre, choisi parce que correspondant le mieux à sa nature, à ses besoins, à ses envies, aux valeurs humaines qu’il découvre en se questionnant sur le sens à donner à sa vie. Il cherchera également à découvrir l’auteur du crime pour comprendre les raisons de son geste, tourner la page et entamer une vie nouvelle.
Le regard de Martin est franc, limpide et sans illusion sur les avantages et les inconvénients d’une existence à la marge d’une société de consommation, sur ceux qui l’entourent comme le suggèrent ces observations et remarques lors de l’enterrement du père :
« Ce sont les vieux qui sont venus d’abord. Comme si le père avait été l’un d’entre eux […] C’est comme si le père, en vivant comme il avait choisi, leur avait rendu hommage, ou avait voulu perpétuer je ne sais quel esprit du village. Moi je savais que ce n’était pas ça. Bien sûr, nous remplissions certaines tâches à la ferme à leur façon, ou bien à celle de leurs parents, mais plus du tout à celle de leurs enfants et petits-enfants, qui tous ont choisi “la vie moderne”. Mais nous, ça n’était pas pour vivre comme avant, mais pour rester libres, pour ne pas devoir s’acheter des machines et rembourser l’argent ensuite, pour ne pas avoir plus de vaches qui donnent plus de lait mais ne savent pas aller dans la montagne et qui ont besoin d’une étable moderne dans le creux de la vallée. Et ça, je pense que même les vieux, ils l’avaient un peu oublié, et ça leur donnait le beau rôle, ce jeune qui travaillait à la manière d’avant. Et ça leur permettait de sermonner leurs enfants : “Regarde ! Toi, tu serais pas fichu de faire comme on a fait…”. Mais je pense que tout le monde est plus ou moins capable, et que la question c’est de savoir de quoi on a envie, plutôt que de s’aligner sur ce que font tous les autres ».
Antonin Sabot met à profit son ancien métier de journaliste au journal Le Monde en charge de reportages sociaux pour glisser dans un récit qui est d’abord un puissant message d’amour à la nature et une mise en exergue des liens que l’homme peut créer en s’adaptant à elle, plutôt qu’en voulant la dominer et l’exploiter à son avantage, de nombreuses constatations critiques du mode de vie moderne aussi bien chez les citadins que chez les paysans. Il évite, parfois de justesse, de glisser dans le militantisme, la référence à l’expérience du jardin solidaire d’Olivier Pinalie, de l’impasse Satan, dans le XXe arrondissement de Paris, marquant dans ce livre le point extrême de son engagement. Pas de discours « écolo » mais une forme d’appétence pour le mouvement dit « décroissant », qui affirme une opposition viscérale à la société industrielle et capitaliste. Une appétence aussi pour « l’autre » qui est à la fois absent (l’abandon, le deuil) et toujours présent, dans le désir de s’ouvrir à d’autres points de vue, de s’épauler dans l’épreuve, de partager de manière solidaire.
Mais les pages qui marquent et restent en mémoire sont celles consacrées à l’activité de Martin à la ferme, et à la traque de l’assassin de son père. Les lectures de Giono, d’Anglade et de London pour cet amoureux de la littérature ont laissé des traces tangibles dans sa manière d’évoquer la nature, le dialogue avec le vent, les arbres, le décryptage des nuages annonciateurs de changements de temps, la vie des animaux sauvages, l’inquiétante présence des taiseux du clan Manet, oncles et neveu confondus, le surnaturel des apparitions de disparus, le savoir de la solitaire Mado. Avec ce premier roman, Antonin Sabot, au travers de Martin, son héros, se livre avec une générosité naturelle, un brin d’utopisme, une sincérité profonde, qui sont des ingrédients littéraires que l’on ne peut bouder.
Catherine Dutigny
Né en 1983, Antonin Sabot a grandi entre Saint-Etienne et la Haute-Loire. Il a vécu douze ans à Paris où il était journaliste pour Le Monde, reporter en France et à l’étranger ; il a initié et participé à des projets de reportages sociaux de 2012 et 2017. Puis, il est revenu vivre dans le village de son enfance ; avec des amis, il y a fondé la librairie autogérée Pied-de-Biche Marque-Page. Son premier roman, Nous sommes les chardons, a reçu en 2020 le prix Jean Anglade.
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