Nous nous attendons, précédé de Iris, c’est votre bleu, Ariane Dreyfus (par Marc Wetzel)
Nous nous attendons, précédé de Iris, c’est votre bleu, Ariane Dreyfus, Poésie/Gallimard, février 2023, 272 pages, 9,10 €
Attention, cette lyrique n’a pas peur du mal :
« Parfois une histoire comme un caillou
Tombe, j’en ramasse une :
“Du lait mauvais”
Cette toute petite fille ne ment pas.
Elle parle comme elle l’a vécu : “Du lait mauvais”.
Un homme empoignait son sexe pour lui ouvrir la bouche avec.
Est-ce qu’il y a une pitié dans le langage ?… (p.93)
Mais faire du bien ne lui fait pas non plus honte :
« Je me penche avec mes seins.
Je te donne le silence
Par la bouche » (p.62).
C’est une poésie de l’ardeur délicate, c’est-à-dire à la fois du tact et de la solidarité. Deux conduites d’ailleurs liées, car deux thèmes proches : le tact est une sorte de toucher solidaire ; la solidarité, comme un tact de la conscience collective (exemple la Sécurité Sociale : chacun y aide autrui sans trop le savoir, y est aidé de lui sans trop l’ignorer). Dans ce recueil, le tact est d’abord domestique, mais on n’oublie pas la misère, dehors, des conditions réelles (à propos du Rwanda, p.49, sa formule dit tout : « Humainement, aucun pays n’est loin »). Toujours, dans l’intime, comme dans l’international (bouleversant récit de la pendaison publique d’une jeune Iranienne insuffisamment chaste, p.69-70), partout fermeté dans l’humilité, maîtrise de soi dans la fraternité, générosité dans la finesse. Le tact justifie ici son double sens : le toucher, et la délicatesse de jugement (l’art de ne pas abuser de ce que l’on comprend, la danse de juste proximité, le souci – justement – de ne pas trop y toucher quand ça nous touche). Ariane Dreyfus pense comme elle aime ; elle écrit comme un corps amoureux d’un autre décomposerait ses propres mouvements pour que l’autre puisse suivre. S’il y a une solidarité des corps souffrants, il y en a une aussi, montre-t-elle, des corps jouissants : royaume de l’érotisme respectueux (donc respectable). Oui, érotisme lumineux (« il faut être claire quand on aime »), autonome (« Personne ne cherchera hors de la chambre, / Elle est si grande encore »), fidèle (« L’obscurité de la nuit/ Aime quand ça commence encore »). Aucun appétit ne mène à la joie sans que l’appétit veuille se former désir, et le désir veuille se fondre en joie. D’où, comme le dit la complète et précise préface de Françoise Delorme, « ces poèmes émerveillés-émerveillants »…
Mais le boudoir dreyfusien est exigeant, car il vise maturité. La maturation, même dans la plénitude, reste ici un devoir. C’est croître, même quand on ne peut plus grandir (« Nous qui ne grandissons plus/ Il faut apprendre la légèreté à la peur/ Courage, faire doucement/ Les caresses », p.91). C’est se poser les questions à leur heure, non à la nôtre. C’est pouvoir mériter sa place dans l’ascenseur à nuances. Les rares formules interrogatives du recueil (« Est-ce le temps qui cherche à passer ? », p.41 ; « Que vous ai-je donné à vivre ? », p.42 ; « Maigre et rieur,/ Mon fils debout au milieu./ Qu’est-ce qui va dans l’air s’approchant ? », p.79) ne visent qu’une seule réponse : la juste progression. Et dans les tout aussi rares dialogues, la même simple exigence : que confiance et confidence aillent de pair. Par exemple :
« Tu fermes les yeux ?
Ah oui, je ferme les yeux aussi, nous sommes
Les deux visages enchantés » (p.38).
Les trois moments ainsi donnés signifiant quelque chose comme :
« Ça ne te dérange pas d’être aveugle quand je suis là ?
Alors, plus besoin, moi non plus, de quelque regard d’avance que ce soit,
Notre âme entre nous est ravie, et invisible, comme il se doit ».
Même dans la restitution du pur malheur (le tsunami indonésien de décembre 2004), ses formules ont l’ardeur délicate. Trois lignes ici y suffiraient : « Un homme porte une femme parce que c’est fini » ; « La boue a été les deux bras d’un enfant » ; « Cette odeur-là, c’est la dernière ». Et la juste compassion est ici résolument athée (« Mais Dieu, surtout pas./ Ne mettez pas de mots vides dans votre bouche,/ Hommes, regardez », ces mots, p.31, ouvrent le livre). Toute foi religieuse, pense la poète, va justement contre tact et solidarité, étant à la fois indiscrètement blessante et indifférente aux entre-blessures réelles des hommes. Athéisme plénier : la justice sera exclusivement sociale ou ne sera pas ; la socialité exclusivement juste ou ne sera pas. La poète n’aime pas Dieu (il n’existe pas Quelqu’un majuscule), qui lui paraît pire que faux, mais le moyen même d’empêcher le vrai : le salut viendra de nous, non de Lui (salut qui n’espérera pas supprimer les souffrances et la mort, mais ne craindra pourtant pas de mieux les répartir et mieux la circonscrire) ; de même, la seule prière est d’amour inter-humain, comme demande de disponibilité, permission sollicitée de ne pas jeûner du meilleur d’autrui : « Mon ventre n’est pas vide tu es si heureux » (p.81)… L’action de grâce aussi est entre nous : nous trouvez à aimer, puis laissez-vous le dire.
Entre nous :
L’étonnant est qu’elle puisse tant nous troubler avec le couple parfaitement commun d’une femme et d’un homme. Couple réussi (à danse accomplie : « On s’appuie l’un à l’autre,/ On ne sort plus de nos mains », p.57) : le contraire, bien sûr du couple raté (deux célibats jumeaux), mais formé, en une sorte de ponctualité spatiale des chairs, de la si rare réussite mutuelle de deux solitudes, où une femme commente ce qu’elle peut, seule, faire pour l’humanité d’un homme. Et zéro complaisance : l’amoureuse ne voudrait pas plaire hors du désir ! Et simplicité infinie (Comte-Sponville dit à peu près que la complexité est un art, mais pas à elle seule une vertu ; la simplicité est donc exactement le contraire : pas à elle seule un art, mais toujours déjà une vertu). Zéro complaisance aussi de la poète, qui ne voudrait pas convaincre hors de son chant : elle a, vraiment, la délicatesse de la revenante et l’honnêteté de la rescapée. Elle n’est patiente qu’à proportion de son travail d’espérance (qui est confiance en une certaine solvabilité de la vie) :
« Un jour on sera plus tranquilles
Elle aime celui qui essaye de vivre » (p.207).
C’est donc justice une fois rendue au monde (« Qu’il est beau, l’ouvrage, et supportable/ Le grand ciel depuis toujours », p.48) qu’elle prend le droit de lui préférer l’homme :
« Et puis le ciel !
Qui restera,
Lui, immense,
mais toi aussi, immense et tiède.
Serrée entre tes bras et le regard sur la montagne,
Je ne l’aime pas autant, l’éternelle.
Tendres flancs humains » (p.53).
Tact (le regard juste) et solidarité (la voix pleine), donc, mais prodigieusement aussi intenses et pertinents devant le moins mérité des malheurs que dans le plus justifié des bonheurs : c’est notre même étonnante poète qui chante ainsi l’un et l’autre, comme on va lire :
« Le juge a rugi.
Sera pendue et très haut, d’une grue pour bien détacher de la terre. C’est parfait.
C’est quelque chose qu’on voudrait montrer à Dieu.
Dieu n’est jamais là. Pas besoin.
Il ne dit rien à une fille qui se débat
– si furieuse qu’elle crie, criant aussi.
Calmement bougent une corde, une grue, un ciel s’écartant toujours plus.
Qu’ils le fassent,
Un baiser est d’une lenteur plus haute.
Plus la mort commence, plus c’est la vérité seulement
Qui caresse le cœur.
Une jeune fille qui se balance,
La mort a lieu en-dessous » (p.69-70)
« La mer fait un bruit qu’ils n’entendent pas
Elle bâille
Il remonte lentement vers le sein le plus proche
Chacun une main sur l’autre
De l’autre main elle lui montre un drôle de rocher
Recroquevillé comme un personnage
Une pierre que l’après-midi tient au chaud
C’est mieux les lèvres,
Changeant de forme dans les baisers
Alors que l’angoisse n’arrive à rien » (p.199).
Marc Wetzel
Ariane Dreyfus, poète née en 1958. Stéphane Bouquet, en fin de recueil, présente remarquablement le parcours de ses œuvres. Le volume récent, Comme si c’était hier, publié chez Tarabuste, reprend utilement quelques-uns des plus beaux recueils.
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