Nous étions nés pour être heureux, Lionel Duroy (par Arnaud Genon)
Nous étions nés pour être heureux, août 2019, 240 pages, 20 €
Ecrivain(s): Lionel Duroy Edition: JulliardIl y a trente ans, en 1990, Lionel Duroy publiait Priez pour nous (éd. Bernard Barrault, 1990, réédité chez J’ai lu en 2011), son premier roman autobiographique. Il y relatait son enfance chaotique, entouré de ses neuf frères et sœurs qui subirent, à ses côtés, la tyrannie maladive de leur mère (qui n’est pas sans rappeler la Folcoche d’Hervé Bazin) et les maladroites tentatives de leur père, « Toto », de sortir la famille de ses multiples déboires. L’écriture de ce livre fut pour lui salvateur. « J’ai organisé ma vie autour de l’écriture de mes livres, déclare Paul, le personnage principal de Nous étions nés pour être heureux, je peux dire aujourd’hui que je suis fait de mes livres, qu’ils m’ont construit, qu’ils m’ont sauvé ». Il mit des mots sur ce qu’il lui était arrivé, il tenta de comprendre le désastre de cette enfance qui lui avait été volée. Mais s’en sortir eut un prix. Ses frères et sœurs, qui avaient pourtant subi les mêmes violences, se désolidarisèrent de lui et l’accusèrent d’être indirectement responsable de la mort de ses parents qui ne supportèrent pas de voir ainsi étalé ce qu’ils avaient tenté, toute leur vie durant, de dissimuler. Ils coupèrent les ponts lui reprochant notamment son égoïsme et d’avoir ainsi dévoilé la honte familiale qui aurait dû, selon eux, rester silencieuse. Même ses enfants n’eurent plus le droit de voir leurs cousins et grandirent dans la conscience de l’hostilité de leurs oncles et tantes.
Pendant trente ans, Paul (il s’appelait William dans Priez pour nous), poursuivit son œuvre, revenant à de nombreuses reprises sur cette période de sa vie, réécrivant inlassablement la même histoire, tentant peut-être de l’épuiser, à tous les sens du terme… Il ne pouvait pas faire autrement. « Comment ont-ils pu, tous, construire leur vie d’adulte sans retourner fouiller leur enfance comme il l’a fait, et continue de le faire », s’interroge le narrateur à propos des frères et sœurs du personnage principal.
Mais le temps de la haine fait toujours son temps et vient alors celui des excuses, des retrouvailles. Il faut essayer de sauver ce qui peut l’être encore. Paul décide ainsi de recevoir chez lui ceux qui avaient partagé ses douleurs mais qui avaient pourtant condamné ses livres, à l’exception de Frédéric, le plus virulent de ses frères, avec qui la réconciliation semble impossible. Ils sont devenus parents, grands-parents, et tous se retrouvent pour un repas. Les enfants courent dans le jardin, les cheveux ont blanchi. L’ex-femme de Paul s’invite à la fête. Que se dit-on après tant de temps, après tant d’erreurs ? Que peut-on sauver ou rattraper ? Que reste-t-il de nos amours ?
On retrouve dans Nous étions nés pour être heureux tout le charme des livres de Lionel Duroy. Cette volonté de creuser toujours plus avant la nature humaine, de sonder le réel, d’analyser les sentiments, de dire au plus juste, au plus précis les failles et les blessures. L’auteur l’a compris dès son premier livre : sa famille est le théâtre de la vie, dans ce qu’elle a de plus mesquin, de plus violent et peut-être aussi, de plus doux. Alors, il nous la donne à lire, à comprendre, avec tous les risques que cela implique. Peu importe dit-il… Il n’y a pas pour lui d’autre choix que celui de la littérature. Elle est même le seul moyen qui nous est donné de vivre pleinement. « Écrire est […] la plus sûre façon de ne rien rater de la vie, d’en débusquer les ressorts secrets invisibles à l’œil nu, de s’y ancrer […]. C’est celui qui n’écrit pas qui chemine en somnambule et qui aura de bonnes raisons de s’inquiéter à la veille de sa mort ».
Ce roman est ainsi tout autant celui des liens qui unissent les êtres qui s’aiment que de celui qui tente, par l’écriture, de les traduire le plus justement possible. C’est un livre d’une grande lucidité qui nous touche dans ce que nous avons, nous aussi, de plus intime.
Arnaud Genon
Lionel Duroy de Suduiraut est né le 1er octobre 1949 à Bizerte en Tunisie. Il est journaliste et écrivain français. Quatrième d’une famille de dix enfants, il est issu d’une famille d’origine noble désargentée et d’extrême droite. Sa jeunesse dans ce milieu l’a marqué profondément et sera le terreau de plusieurs de ses livres. Il a d’abord été livreur, coursier, ouvrier, puis journaliste à Libération et à L’Événement du jeudi. Depuis la publication de son premier roman en 1990, il se consacre entièrement à l’écriture de romans à teneur essentiellement autobiographique. Il prête sa plume à de nombreuses célébrités désireuses de publier leur biographie. Il a publié, entre autres : L’absente, Julliard, 2016 ; Échapper, Julliard, 2015 ; Vertiges, Julliard, 2013 ; L’Hiver des hommes, Julliard, 2012 (Prix Renaudot des Lycéens 2012, Prix Joseph-Kessel 2013) ; Colères, Julliard, 2011 ; Le Chagrin, Julliard, 2010 (Grand prix Marie Claire du roman d’émotion 2010, Prix Marcel Pagnol 2010) ; Écrire, Julliard, 2005 ; Il ne m’est rien arrivé, Mercure de France, 1994 ; Comme des héros, Fayard, 1996 ; Un jour je te tuerai, Julliard, 1999. Adaptations de ses œuvres : Trois couples en quête d’orage (cinéma, réal. Jacques Otmezguine, 2005) ; Priez pour nous (cinéma, réal. Jean-Pierre Vergne, 1994) ; Je voudrais descendre(télévision, réal. Jean-Daniel Verhaeghe, 1994).
- Vu : 2651