Notre quelque part, Nii Ayikwei Parkes
Notre quelque part (Tail of the blue bird), mars 2016, trad. anglais Ghana, Sika Fakambi, 270 pages, 9,95 €
Ecrivain(s): Nii Ayikwei Parkes Edition: Zulma
Une ténébreuse histoire…
Cela se passe au Ghana.
Kayo Dwoda, revenu au pays, après avoir achevé ses études en Angleterre, avec le titre de médecin légiste, ne se voit proposer qu’un médiocre et ennuyeux poste de préposé à la gestion des stocks de produits dans un laboratoire d’analyse biochimique d’Accra.
« Son existence lui donnait mal au crâne. Travailler dans un laboratoire d’analyse biochimique n’était pas exactement ce qu’il avait projeté de faire de sa vie et, presque un an plus tard, tout cela commençait à le miner sérieusement ».
A des lieues de là, un village qui vivait paisiblement depuis toujours sa vie de village africain protégé des nuisances de la modernité par son isolement se retrouve malencontreusement au bord d’une grand-route nouvellement construite, ce qui donne à la maîtresse favorite d’un ministre, qui passait par là, l’idée d’ordonner à son chauffeur d’y faire une petite halte.
Las ! A peine entrée dans une case paraissant abandonnée, la jeune citadine en ressort en hurlant devant les yeux d’Opanyin Yao Poku, vieux chasseur du village et fieffé consommateur de vin de palme, qui, promu narrateur témoin par l’auteur, raconte la scène dans son langage.
« Nous étions à notre quelque part quand ils sont arrivés. D’abord la fille avec ses yeux qui ne voulaient pas rester en place […]. Elle portait une façon de jupe petit petit là. Et ça montrait toutes ses cuisses, sεbi, mais les jambes de la fille étaient comme les pattes de devant de l’enfant de l’antilope – maaaigres seulement ! C’est plus tard que j’ai appris qu’elle était la chérie d’un certain ministre. Ce monde est très étonnant…
La fille était en train de pourchasser un oiseau à tête bleue (c’est vrai qu’il y a beaucoup de choses belles à voir dans notre village) quand elle a commencé à pincer son nez […]. Alors le chauffeur a levé le kεtε, et il a gardé ça en l’air, et la fille est entrée dans la case. C’est dans ce moment que la fille a commencé à crier… ».
Qu’a-t-elle donc vu là qui l’épouvante ainsi ?
C’est le prétexte du roman.
Il y a là, dans la case de Kofi Atta, dans cette case déserte depuis que le susnommé a disparu, une chose immonde, qui pue. Restes humains ? Avorton ? Monstre ?
L’affaire remonte de la maîtresse du ministre au ministre lui-même, qui diligente d’urgence une enquête avant que la presse s’empare de l’événement et mêle son nom au fait divers.
Il faut vite trouver un médecin légiste…
C’est ainsi que Kayo Dwoda est cueilli par les autorités policières dans son laboratoire, et forcé, sous peine de mort, de partir discrètement analyser la chose et de rédiger un rapport circonstancié sur ce qui s’est passé dans ce village.
Cette mise en train et ce qui suit constituent un ensemble baroque, très prenant, très amusant, où se mélangent, sans forcément s’opposer, superstitions, magie, conte populaire, observations scientifiques, critique politique et sociale, modernité et traditions, logiciels informatiques du médecin légiste et séances divinatoires chamaniques du féticheur local, dans une structure narrative à tiroirs dont l’un des principaux personnages et narrateurs est naturellement l’ancien du village, le chasseur Opanyin Yao Poku, et dont le récit secondaire le plus long, véritable roman dans le roman, est l’histoire de Kwaku Ananse, un membre peu apprécié de la communauté villageoise, lui aussi mystérieusement disparu, qui battait sa fille, puis la fille de sa fille, avec lesquelles il entretenait une relation passionnelle, non conforme à la morale locale, qui pourrait ne pas être sans rapport avec la chose puante.
« La vérité, il y a des femmes dans le village qui disaient que ce n’est pas naturel de s’intéresser comme ça à sa propre fille ; elles disaient qu’il était comme un amoureux ».
Quel est le lien entre Kwaku Ananse et Kofi Atta ? Pourquoi Opanyin Yao Poku narre-t-il à l’enquêteur, qui enquête sur Kofi Atta, propriétaire de la case maudite, la vie monstrueuse de Kwaku Ananse ? Va-t-on jamais savoir ce qu’est l’horrible chose sanglante, gluante, et pestilentielle ?
« Kwado était agenouillé, sεbi, à côté de la chose qui ressemblait à un petit otwe qui vient de naître. C’est vrai que ça là, je ne savais pas comment dire… »
La voix d’Opanyin Yao Poku alterne avec celle du narrateur extra-diégétique, ce qui permet à l’auteur d’opérer une multiple focalisation : d’une part à partir du point de vue du vieil homme, vision interne, empreinte de la riche culture du village, d’autre part à partir de la double vision du narrateur omniscient qui à la fois raconte le déroulement des investigations de Kayo et exprime les pensées, sentiments et opinions de ce dernier.
Il faut souligner le talent littéraire, le savoir linguistique et le tour de force de Sika Fakambi, la traductrice, qui a réussi merveilleusement à restituer le langage poétique de Yao Poku et des habitants du village avec un tel réalisme que le lecteur qui connaît un peu le français d’Afrique, à la lecture, « entend » véritablement Yao parler, avec l’accent, les intonations et la tonalité des interjections. Savoureux !
Les rapports qui se tissent entre les villageois et ceux de la ville, le jeune légiste et son assistant l’inspecteur Garba, évoluent, et c’est un élément remarquable bien qu’implicite du roman vers une interpénétration culturelle progressive. Yao Poku, l’ancêtre, et Oduro, le chef du village, s’intéressent de près aux méthodes expérimentales scientifiques de l’enquêteur, lequel se prend pour sa part à admettre peu à peu les observations empiriques des deux sages locaux.
Chacun, ainsi, va et vient de son quelque part vers celui de l’autre…
Le suspense est tendu, comme dans les meilleurs polars, jusqu’à la dernière page : alors, cette chose immonde, qu’est-ce ?
Au lecteur de le découvrir lui-même.
Patryck Froissart
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