Notes estivales : Padura, Cocteau, Larronde (par Patrick Abraham)
1- De la fidélité aux sources
Leonardo Padura est considéré comme l’un des auteurs les plus importants de la littérature latino-américaine d’aujourd’hui. Dans L’eau de toutes parts (Métailié, avril 2022), recueil d’articles et de chroniques consacrés à ce qu’on voudrait nommer, sans pouvoir définir le terme, la cubanité, avant de revenir sur son parcours et sur la gestation de quelques-uns de ses romans comme L’Homme qui aimait les chiens (El hombre que amaba a los perros, 2009 et 2011 pour la traduction française, aux éditions Métailié déjà), inspiré, on le sait, par la vie de Ramón Mercader, l’assassin de Trotski, mort à Cuba en 1978 après les années d’emprisonnement au Mexique et la parenthèse russe, puis de faire l’éloge de certains de ses devanciers comme Alejo Carpentier et Virgilio Piñera, il interroge sa condition d’écrivain, né à La Havane en 1955 et qui, par choix et non par contrainte, ne s’en est pas enfui : c’est donc sa position singulière face au régime communiste, ni opposant déclaré, ni « dissident de l’intérieur », ni apparatchik, qui constitue l’intérêt principal du livre et le rend passionnant.
On devine au fil des pages que si Padura n’a pas voulu quitter son île malgré le peu d’écho qu’il y reçoit, s’il habite encore le quartier de son enfance, bruyant et soumis aux multiples pénuries de la période post-soviétique, c’est que l’exil correspondrait pour lui, sans doute, à une impossibilité d’écrire.
Cette fidélité de Padura, moins à ses racines qu’à ses sources en l’occurrence, comme celles de Cavafy à Alexandrie, de Svevo et Saba à Trieste, d’Eekhoud à sa Campine, de Pessoa à Lisbonne et de Lezama Lima, le génial auteur de Paradiso, à leur ville commune, dans un monde standardisé de plus en plus prévisible, émeut.
2- D’une amitié
Avouons-le : le premier tome du Journal de Cocteau, Le Passé défini (1951-1952), Gallimard, 1983, lors d’une lecture rapide, déçoit, voire ennuie. L’oiseleur pouvait être féroce à l’occasion, et il le prouve, toutes griffes dehors : Proust, Mauriac, pour avoir éreinté Bacchus dans Le Figaro, Henri Pichette, à cause du succès orageux des Épiphanies et de Nucléa, Claudel, dont la pompe l’exaspère, et Gide, qui lui chipa Pierre Herbart en 1929, sont alertement déchiquetés.
Pour Proust, nous comprenons : sa notoriété dans les années 50 gênait un écrivain que la critique s’évertuait, pour une partie d’entre elle, à ne pas prendre vraiment au sérieux, à considérer comme un prestidigitateur dont l’habileté cacherait une œuvre sans consistance. On se souvient aussi du personnage falot d’Octave-« dans les choux » sur la plage de Balbec, fils de famille, joueur de golf et danseur de tango, portrait à charge du jeune Cocteau qui fréquenta beaucoup le 102 boulevard Haussmann à partir de 1909 et qui, à bon droit, plus tard, éprouva une tenace rancune d’avoir été épinglé ainsi.
Rares sont les confrères qui échappent au jeu de massacre dans Le Passé défini. Excepté Raymond Radiguet et Jean Desbordes, parce qu’ils sont morts et furent aimés, Colette, Olivier Larronde et deux ou trois autres, le diariste donne l’impression, la soixantaine atteinte, de ne plus estimer grand monde – sinon lui-même, dont il célèbre la gloire de page en page.
Reste l’œuvre. Les brefs récits réunis dans un volume de la Bibliothèque de la Pléiade nous rappellent que, si le Cocteau narrateur n’avait ni l’ampleur ni la profondeur de Proust, s’il n’avait pas son génie comique, il n’en demeure pas moins, avec Le Grand Ecart, Thomas l’imposteur, Les Enfants terribles, et le très audacieux Livre blanc (sorti d’abord anonymement, et dont il n’admit la paternité qu’à voix basse), parus de 1923 à 1929, l’un des romanciers les plus novateurs et attachants du début du vingtième siècle, au style vif et efficace, souvent drôle, subvertissant les codes traditionnels et élaborant une mythologie personnelle qui finit par fasciner, avec les surgissements répétés de « l’élève Dargelos » en qui semble s’être fixé tout son érotisme (pilosité précoce, taille mince, larges épaules, bouche dédaigneuse) et que des rencontres successives (Jean Marais, Marcel Khill, Edouard Dermit) auront pour fonction de réaliser.
La comparaison avec Proust, d’ailleurs, auteur d’un livre unique pour la fortune duquel il a accepté, arrivé à un certain âge, de sacrifier sa vie, s’enfermant monacalement dans une chambre sous la protection de sainte Céleste (Albaret), ne conduit pas bien loin. L’œuvre de Cocteau, protéiforme, qui excède les frontières de la littérature, ne se sépare pas de la manière dont il a choisi de mener son existence. Elle ne la sublime pas, ne la transcende pas, cette existence ; elle la complète, la parfait, la justifie.
Proust, après la guerre, évitait Cocteau et se montrait assez cruel envers ce que celui-ci publiait. Nous le comprenons là encore : il regrettait les confidences imprudentes qu’il lui avait faites et les traces qu’il laisserait le tracassaient de plus en plus (Céleste Albaret, par exemple, ne crut jamais en son homosexualité, qu’il lui avait dissimulée avec soin). Bref, pour Proust, Cocteau en savait trop. Amitié trahie, donc, selon Cocteau : raison supplémentaire de son acrimonie constante dans Le Passé défini.
3- D’une trajectoire
Revenons à Olivier Larronde, cité plus haut, puisqu’il est toujours urgent de parler de lui, de le lire ou le relire. Larronde, né en 1927 à La Ciotat d’un père journaliste d’origine argentine et bordelaise et d’une Parisienne, incarne une ultime fois, après Roger Gilbert-Lecomte mort en 1943, la figure romantique, fulgurante, du poète maudit, constructeur de son œuvre autant que détruit, consumé par elle. Monté à Paris, il connut Cocteau et Genet, qui l’admirèrent, à dix-sept ans à peine. Marc Barbezat publia Les Barricades mystérieuses en 46 (recueil réédité, et l’on s’en félicite, par L’Arbalète en 1990, avec un cahier iconographique et des témoignages intéressants) ; il y eut ensuite, anthume puis posthume, Rien voilà l’ordre en 59 et L’Arbre à lettres en 66.
La poésie de Larronde, par sa condensation et sa préciosité extrêmes, son hermétisme raffiné, déconcerte et met à rude épreuve, parfois, la patience du lecteur. On n’est pas sûr de comprendre. Mais l’on n’est pas sûr non plus qu’il faille, en poésie, (tout) comprendre. Les textes courent vite, réduits souvent à un ou deux quatrains, jouant avec les formes classiques, elliptiques, brillants pour quelques-uns, simplement intrigants pour d’autres, incisifs presque toujours. Des vers frappent, s’inscrivent dans la mémoire telles des énigmes, des formules propitiatoires, et l’on se surprend à les ressasser avec le même plaisir, lors d’une promenade, d’une rêverie, que pour une ode de Ronsard, une strophe de Baudelaire, un sonnet de Mallarmé.
Genet, nous l’avons dit, comme René Char, appréciait beaucoup Larronde, à la troublante, rimbaldienne beauté, dont la poétique accomplissait la sienne. Larronde fut même l’un des seuls contemporains, avec Albert Cossery, qu’il ne méprisa pas. Alcoolique, épileptique, clochardisé, hirsute, déguenillé, errant de bistrot en bistrot, Larronde mourut misérablement en octobre 1965, parcourant jusqu’à son terme une trajectoire qu’il n’avait peut-être pas voulue mais qui s’imposa à lui, malgré lui, avec son assentiment cependant, comme un destin irrévocable. On peut juger, en 2022, une telle trajectoire indigente, ou désuète, et s’en agacer. On peut aussi préférer la destinée et l’œuvre de Larronde à celles des poètes-fonctionnaires actuels :
Chassant vos pieds marins, vos chevilles de feuilles,
Comme un bûcheron, je dois vivre dans l’ombre,
Boire à cette bouche où les guêpes m’accueillent,
Elle bave un miel où mes lèvres s’encombrent.
Enlève ton sourire, il me coupe la bouche !
Patrick Abraham
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