Identification

Nos premières fois, 30 (pré)histoires extraordinaires, Nicolas Teyssandier (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 12.07.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Histoire, Flammarion

Nos premières fois, 30 (pré)histoires extraordinaires, Nicolas Teyssandier, mai 2022, 240 pages, 8 €

Edition: Flammarion

Nos premières fois, 30 (pré)histoires extraordinaires, Nicolas Teyssandier (par Didier Smal)

 

Où Nicolas Teyssandier a-t-il connu une première fois essentielle dans sa formation et son parcours de préhistorien ? La réponse se trouve à la page 132 de Nos premières fois, dans la présente réédition dans une collection de poche d’un ouvrage originellement publié en 2019 : « dans une région de grottes du sud-ouest de l’Allemagne, dans le Jura souabe », et d’expliquer : « j’ai eu la chance visiter toutes ces grottes et même d’y faire certains de mes premiers pas en recherche puisque ces sites archéologiques souabes ont servi de base documentaire à ma thèse de doctorat, au tout début des années 2000 ». Cela peut sembler anecdotique de mentionner cette « première fois », mais elle est importante car elle explique la tonalité des trente notices ici rassemblées : vive, pleine d’allant, donnant envie d’aller plus loin, d’en savoir plus, et surtout de s’intéresser à nos ancêtres – ne fût-ce que pour nous comprendre et constater que la distance, culturelle ou cognitive en particulier, entre eux et nous n’est pas si importante qu’il y paraît.

Trente notices, donc, ou trente chapitres, c’est selon le point de vue, pour raconter trente « premières fois » – seulement, car, comme Teyssandier l’indique dans son épilogue, on peut penser à de nombreuses fois dont il n’a pas parlé, mais dont certaines sont implicitement évoquées dans celles ici présentées. Ces « premières fois », c’est notre histoire commune, à tous, et c’est peut-être la plus belle à raconter, la plus importante aussi pour comprendre qui nous sommes, d’où nous venons – et nous sommes des êtres d’histoires, qui aimons à nous en raconter, à nous-mêmes ou aux autres. D’ailleurs, en un sens, c’est ce que fait Teyssandier : confronté à des traces archéologiques sans aucune trace écrite, et pour cause, comme tout préhistorien, il ne peut qu’élaborer une sorte de fiction, même si celle-ci est bien éloignée de La Guerre du feu et autres Clan de l’ours des cavernes. En effet, Teyssandier, à l’image de tous ses collègues, part du réel constaté, des traces trouvées, des données d’une science archéologique qui ne cesse de s’enrichir des apports d’autres sciences (ainsi, le séquençage ADN nous a appris que nous possédons tous un à quatre pour cent de Néandertal en nous – on peut donc imaginer une belle rencontre entre Sapiens et cette autre humanité, disparue aujourd’hui, et les théories racialisantes peuvent aller se rhabiller) ou se livre même à des expériences afin de comprendre notre passé. L’une d’entre elles, décrite par Teyssandier parmi d’autres, est troublante quant à la distance supposée avec nos ancêtres :

« Des expérimentations ont été conduites sur des tailleurs [de bifaces] novices séparés en deux groupes, à qui il était demandé de fabriquer des bifaces grossiers. Le premier groupe était instruit par des démonstrations et des instructions verbales, le second étant simplement guidé par des démonstrations. L’analyse des résultats a permis de démontrer que, pour les seconds, l’étape fondamentale de préparation des bords de plan de frappe était passée totalement inaperçue, alors que son importance était reconnue par les premiers. Il en ressort que la fabrication de bifaces, en particulier les formes abouties qui semblent apparaître en Afrique au moins à partir de 800.000 ans avant le présent, demande un apprentissage soutenu par des concepts de communication, qu’ils soient gestuels ou verbaux ».

C’était « La première leçon ». C’était le début d’une longue histoire, qui a mené vers un « Premier mot » dont nous ignorons tout si ce n’est qu’il a un jour été prononcé, et que « les Néandertaliens avaient, il y a plus de 60.000 ans, une conformation laryngée identique à la nôtre ».

Cette histoire, Teyssandier la raconte d’un style limpide, avec un lexique accessible à tous, des explications et des rappels démontrant sa volonté de communiquer au plus grand nombre – ainsi, voici un auteur qui prend les trois lignes nécessaires à (ré)expliquer ce qu’est la datation au Carbone 14, ce qui permet au lecteur de continuer la fréquentation de nos ancêtres et de leurs « Premières fois » qui sont aussi les nôtres sans heurts, sans jamais avoir le sentiment que la compréhension va lui échapper.

Autre qualité de ce bref et intense ouvrage, dont la lecture peut être continue ou fragmentée (autant l’avouer, on pensait s’offrir un chapitre de temps à autre au fil de la journée, et on a fini par oublier de dormir, tant il est passionnant) : il est en prise avec les dernières découvertes en date et présente un jeu de notes en bas de page qui soit mène à la reconnaissance (Les Dix millénaires oubliés qui ont fait l’Histoire de Jean-Paul Demoule, probablement le meilleur roman humain de l’année 2017), soit donne envie d’aller plus avant dans l’un ou l’autre sujet (lire Les débuts de l’élevage, de Jean-Denis Vigne, est devenu une priorité, juste avant Préhistoire, La Fabrique de l’homme, de François Bon – si les éditeurs nous lisent…). Et en fin de volume, un indispensable glossaire, une « Chronologie des principaux homininés » et une « Chronologie des peuplements » viennent compléter ce qui ressemble fortement au plus intelligent et pédagogique ouvrage de vulgarisation sur la préhistoire qui sera publié au format poche en 2022.

Mais on attend de pied ferme Teyssandier, que ce soit pour d’autres « Premières fois » ou, surtout, pour une mise à jour du présent ouvrage dans cinq ou dix ans, lorsque la recherche archéologique aura permis de mieux comprendre encore nos ancêtres et donc, au passage, leurs descendants, c’est-à-dire nous. Car c’est pour cela qu’il est passionnant voire indispensable de lire des essais sur la préhistoire (ou l’éthologie, sans rapport direct entre les deux disciplines – encore que : si la frontière entre les grands singes et les homininés est floue, la compréhension du comportement animal est un corollaire de celle de notre propre comportement) : bien plus que la majorité des romans ou des essais philosophiques qui prétendent à dire l’humanité, eux permettent de la penser. C’est dire si les lire est une magnifique et saine gymnastique mentale.

 

Didier Smal

 

Nicolas Teyssandier (1974) est un préhistorien français, spécialiste du Paléolithique supérieur. Enseignant-chercheur au CNRS et à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, il a pris part à des ouvrages collectifs, dont Origines de l’humanité, les nouveaux scénarios.

  • Vu : 1251

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Didier Smal

Lire tous les articles de Didier Smal

 

Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.