Nos gargouilles et chimères, par Sana Guessous
Les gargouilles, les chimères. Les rondes, celles au nez empâté. Les longues, les serpentines, qui vomissent de l’eau sale. Celles aux oreilles pointues, à la gueule grimaçante, aux yeux exorbités. Les cornues, les bossues, les griffues, les écaillées, les carapacées, les ailées, les rampantes, les dentues et les édentées.
Elles sont partout, les gargouilles. Ma vue en est pleine.
À Rouen, les gargouilles sont malheureuses comme les pierres qui les soutiennent. Il y a longtemps qu’elles ne font plus peur à personne. Même les gamins s’amusent de leurs tronches grotesques, menaçantes. Il paraît qu’elles protégeaient les églises des diables et des pécheurs. Qu’elles dégueulaient le mal hors des cathédrales et des tribunaux. Cruelle ironie.
Aujourd’hui, elles agrémentent des murs désertés, rongés d’humidité. Elles ornent les selfies réjouis des touristes. Elles ont perdu de leur superbe et gagné en « mignoncité » et en likes sur Instagram.
Je ne vais pas les plaindre. Qu’elles garnissent les coins des églises et qu’elles y restent, la gueule pétrifiée à jamais, comme un souvenir honteux. Souvenir d’une époque où une peur panique de l’enfer et de la damnation régnait sur les esprits. Où une poignée de puissants menaçait de la foudre divine un peuple soumis, abêti.
À Rouen, la peur n’a pas reculé, loin de là. Je la sens qui rampe dans les entrailles des gens, dans les miennes aussi. Peur de la précarité, de la maladie, des sinistres lendemains, des repères qui se brouillent, du temps qui se détraque et s’accélère. Peur de l’oubli et du néant. Mais c’est une peur que l’on peut modeler, maîtriser, atténuer. Ici, les gens savent, pour la plupart, braver leurs craintes et les peurs qu’on leur agite au nez. La peur n’a pas reculé, elle se fait diffuse, vicieuse. Mais elle est moins grossière.
Au Maroc, les gargouilles n’ornent pas les murs des mosquées mais nos esprits. Notre meute de monstres vengeurs est impressionnante, pleine d’ardeur et de vitalité. Chaque jour, elle pénètre dans l’enclos de nos consciences pour y semer la peur et la désolation.
À l’école, je subissais fréquemment des lâchers de monstres dans ma cervelle d’enfant. Nous avions des cours d’éducation islamique spécialement dédiés à ça. A nous dire avec délectation ce qui arrive aux vilains petits pécheurs quand ils ont le malheur d’irriter le bon dieu. Le supplice de la tombe, ça te dit quelque chose ? Les parois de la tombe qui t’enserrent le corps, qui se rapprochent sans cesse, jusqu’à te broyer les côtes ? C’est dire si je filais droit, à l’époque. D’ailleurs il m’arrive toujours de filer droit, sans même m’en rendre compte. Mais dès que je m’en aperçois, je remédie à tant de droiture par quelques pas en zigzag.
La semaine dernière, il paraît que nos prédicateurs ont accusé les (in)fidèles d’avoir indisposé le bon dieu. Le bon dieu s’est fâché tout rouge contre les pécheurs et les mécréants, et les a affligés d’une année agricole désastreuse.
Nos gargouilles à nous n’ornent pas les murs des mosquées. Elles sont invisibles et autrement plus effrayantes que les vieilles chimères de mon quartier. Chaque matin, sur le chemin du travail, je sonde du regard ces fantômes en pierre et j’espère que nous dissiperons les nôtres un jour.
Sana Guessous
https://sguessous.wordpress.com
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