Nos débuts dans la vie, Patrick Modiano
Nos débuts dans la vie, octobre 2017, 96 pages, 12 €
Ecrivain(s): Patrick Modiano Edition: Gallimard
Première pièce du romancier français, nobélisé, Nos débuts dans la vie, qu’une date traverse – 19 septembre 1966 –, propose une théâtralisation d’éléments biographiques exposés dans Un pedigree (Gallimard, 2005). La pièce raconte les démêlés de Jean avec sa mère Elvire, comédienne de boulevard, et le compagnon de celle-ci, Caveux. Le quatrième personnage, Dominique, est une jeune comédienne qui répète du Tchékhov. Il ne faut pas être grand clerc pour lire les clés que fournit le livre autobiographique de 2005 : Elvire est la transposition de la mère du romancier, Louisa Colpeyn (née Colpijn), actrice de seconde zone, qui a surtout fait des tournées de théâtre dans les casinos des villes où l’on expédiait en pension forcée le futur écrivain, fugueur impénitent. Caveux, écrivain qui bride Jean, se moque de son travail d’écriture et ne fait pas une phrase sans citer les mérites de Sartre, c’est le bouillant Jean Cau, compagnon de la comédienne.
Mais la pièce « à clés », comme on le dit à Paris des romans « à clés » et dont la lecture s’essouffle une fois ces clés détroussées, va bien au-delà et rejoint les préoccupations majeures du romancier de tant d’œuvres sur la mémoire et sa quête (Les Boulevards de ceinture, Rue des Boutiques obscures, jusqu’aux derniers et palpitants L’horizon, L’herbe des nuits ou Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier). Il est question de temps, de mémoire comme toujours, et les enjeux de la pièce (qui cite Tchékhov ou Salacrou) trouvent sens dans cet empilement des scènes où se perdent les notions de temps et de souvenir : ce n’est pas seulement le rêve qui brouille les cartes mais c’est aussi le jeu même de la mémoire perdue, altérée. Les années ont passé, trois ou quarante ans, peu importe, et sur un banc, des personnages s’abîment à vouloir se retrouver. C’est beau, c’est modianesque à souhait, c’est poignant. Et que l’auteur consente, sous le masque ici, à se déguiser en Jean pour mieux traquer les défauts et travers des personnages, ranime la tension même que nous attachons à la prégnance de ses fictions – que nous savons aujourd’hui et depuis Un pedigree beaucoup plus ancrées dans sa propre histoire.
L’écriture, aux dialogues élégants ou acérés, aux scènes très brèves qui s’enchâssent brillamment, montre à l’envi que Modiano est à l’aise dans tous les genres, puisqu’il s’est déjà adonné au scénario (le fameux Lacombe Lucien de Louis Malle), à la chanson, et que sa maîtrise romanesque lui a valu la récompense suprême en littérature internationale.
À l’image de Paris (qui change), du temps qui file et nous égare, la pièce résonne longtemps comme l’image même de ce qui nous arrive, années dépassées, souvenirs tassés, mémoire poreuse : on ne sait plus vraiment par où notre ombre est passée ni le sillage qu’elle a pu laisser :
Jean
Si tu savais comme Paris a changé… J’ai l’impression de n’y être plus à ma place, mais je n’ose le dire à personne… sauf à toi… Jour après jour, c’est une lutte contre la solitude… et pourtant, dans certains quartiers, on se retrouve brusquement tel qu’on était… (p.91).
Philippe Leuckx
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