Nord, Merethe Lindström (par Léon-Marc Levy)
Nord, Merethe Lindstrom, février 2020
Edition: Cambourakis
Bien sûr que La Route plane sur ce roman, mais pourquoi pas ? Quand l’écriture est belle et serrée, quand les personnages sont étranges et attachants, quand l’histoire est captivante, on est devant un beau roman. Et prendre modèle sur Cormac McCarthy n’est pas une faiblesse pour cet auteur mais la force de son talent et de son ambition qui nous offre un roman énigmatique et plein de poésie.
La route donc. Celle où chemine le jeune narrateur et son encore plus jeune compagnon – dont le nom sera tout au long du roman « le garçon ». Où vont-ils ? Au Nord. La dévastation du monde les pousse vers ce qui est autre chose qu’un pays ou une région : juste la pointe de l’aiguille d’une boussole, celle qui montre le Nord. Nous ne saurons jamais vraiment ce qu’ils espèrent y trouver mais au moins ils sortent des flots morbides de millions de déplacés qu’un Enfer inconnu a chassé de chez eux dans un monde désolé. C’est la présence du garçon qui donne à ce récit glacé une chaleur d’humanité. Et c’est aussi l’absence d’un chien dont le narrateur a perdu la trace.
Absence et perte scandent ce récit. Entre nostalgie d’un passé heureux et effarement devant un futur improbable, c’est bien dans le vide que se déroule ma route. L’apparition du garçon déchire ce vide comme une lumière déchirerait les ténèbres.
« Le garçon était perché dans un arbre.
Si je l’ai remarqué, c’est parce que je regardais en l’air et non par terre, il m’arrive de trébucher quand je marche, les arbres murmurent ou s’agitent là-haut, vers la lumière, et j’oublie de voir où je mets les pieds. Son apparition se limitait à un visage, le reste n’était qu’un enchevêtrement de haillons et d’os saillants sous la peau, avec une paire de bottes. La route s’étirait sous l’arbre, aussi déserte que les champs et les versants des collines. »
Dédoublement de soi solitaire, le garçon est la voix et l’oreille que le narrateur occupait auparavant. Un Autre – condition probable de la survie de l’esprit et peut-être du corps. C’est la grande différence avec le roman de McCarthy. Ici la relation est étrange et familière, pas celle d’un père et son fils. Cette relation recrée les conditions d’une altérité salvatrice, reconstitue l’image du corps par l’effet miroir qu’elle provoque, réinsère l’humain là où il n’y avait plus qu’animal. L’existence de l’un fait l’existence de l’autre, la produit, la rend palpable, réelle. « Je l’aime plutôt bien maintenant, c’est agréable de ne pas être seul, même si j’avais commencé à converser avec moi-même avant de le rencontrer. Tous les jours, ne scruter que la route et mes orteils. Alors qu’à présent, je copie ses mimiques, quand il se gratte, j’ai envie de me gratter, quand il bâille, je dois en faire autant, et quand il crache, j’ai besoin de cracher comme si je n’étais finalement que son reflet, voilà tout ce que je suis. »
Sur les côtés de la route, des images de désolation et d’horreur. Une vieille embrochée d’un pieu (pourquoi ? Qui ? Quand ?). Un homme qui pend sur une croix, « un petit homme brisé, avec les pieds et les mains en sang », image christique qui semble dérisoire dans ce tableau d’apocalypse où les tableaux d’Enfer sont mieux à leur place, comme ces hommes morts dans le tombeau ouvert. « Leurs visages d’autrefois sont figés bouche bée, effrayés […] L’un d’eux a la main levée et sous son bras, je vois quelque chose se tordre pour tenter de s’en extirper, peut-être une âme coincée là, qui n’a pas la place d’échapper à son enveloppe corporelle. Les mouvements se font plus frénétiques, puis un rat surgit de terre, il a du travail, là-dedans […]."
Et l’évocation des camps où le jeune narrateur a été détenu avant de s’évader sur la route impose l’image d’autres camps – ceux de l’Enfer réel celui-là – ceux qui ont signé le triomphe du Mal sur cette terre. Comment y échapper, à jamais ? "mais elle ignorait tout des gamins transportés dans les wagons et les camions, ceux qui étaient conduits en file indienne vars les camps ou les fossés, ces gamins joyeux, sautillants, avec leurs valisettes et leurs jouets, jusqu’au jour où ils disparaissaient […]"
Un havre de paix enfin ? Une métamorphose ? Une perte encore ? Le roman est à l’image de la route, infini, incertain, plein d’effroi et d’espoir.
Léon-Marc Levy
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