No home, Yaa Gyasi
No home, janvier 2017, trad. anglais (USA) Anne Damour, 408 pages, 21,90 €
Ecrivain(s): Yaa Gyasi Edition: Calmann-Lévy
Une idée simple – un peu biblique – et un accomplissement ample, très ample. Prendre ce jeune étudiant américain apparemment noir et la jeune femme, également noire, à côté de lui, là, dans ce musée de San Francisco, et remonter la généalogie de chacun des deux. Non ; pas remonter, mais faire un saut dans le passé lointain puis reconstituer à partir de là la trame respective des multiples existences, des multiples histoires, des multiples lieux qui précèdent l’un et l’autre. Chaque être a dans son dos une foule d’autres vies, une infinie ramification.
Au milieu du XVIIIe siècle, sur la côte de ce qui, quelque deux cents ans plus tard, sera nommé le Ghana, les peuples, les ethnies ou les tribus comme on veut, minuscules ou grands, se font sans cesse la guerre. Et comme partout ailleurs et de tout temps dans les affaires humaines, les vainqueurs de la veille sont à leur tour vaincus le lendemain à la faveur d’un changement d’alliance, d’une ruse ou d’un intense désir de vengeance. Yaa Gyasi, vingt-huit ans, est une romancière disons de la tradition balzacienne. Elle sait qu’un roman, ce sont des personnages. Au cours d’une de ces guerres à répétition et du lot des captifs du moment, elle isole une femme nommée Maame. Horreur encore bien de notre époque évoluée, Maame est violée par un des hommes de la tribu victorieuse. Elle accouche d’une fille prénommée Effia.
Libérée par les siens à l’occasion d’une nouvelle guerre, Maame rentre dans sa tribu sans le bébé. La vie continue. Elle épouse un « Grand Homme » au sein de son peuple et met au monde, dans une vie conjugale normale, une autre fille du nom d’Esi. Effia et Esi. Deux demi-sœurs qui ne se connaissent pas, qui ne se rencontreront jamais. Deux lignées que le roman va dévider en une alternance très maîtrisée à travers les siècles, au-delà des mers et sur deux continents. Effia « épouse » le gouverneur anglais d’un fort négrier – l’époque est celle de la traite négrière, et les Européens sont installés sur les côtes, à l’abri de forteresses qui sont des lieux de vente et de regroupement des esclaves avant leur expédition au-delà de l’Océan. Effia, donc, concubine de James Collins, aura des descendants métis qui se succéderont sur la Côte ouest-africaine jusqu’à l’époque des indépendances. Esi, capturée et vendue vers 1760 par des négriers, sera déportée aux Etats-Unis d’Amérique où elle fera souche en dépit des viols, des punitions corporelles, de la ségrégation et de tous les autres outrages que l’on sait…
« Elle apprit à diviser son existence entre “Avant le fort” et “Aujourd’hui”. Avant le fort, elle était la fille du Grand Homme et de sa troisième femme, Maame. Aujourd’hui, elle n’était que poussière. Avant le fort, elle était la plus jolie fille du village. Aujourd’hui, elle n’est rien.
Esi était née dans un village du pays ashanti ; Grand Homme avait organisé une fête qui avait duré quatre nuits. Cinq chèvres avaient été abattues et bouillies jusqu’à ce que leur peau dure devienne tendre. On disait que Maame n’avait pas cessé de pleurer et de louer Nyame durant toute la cérémonie, et qu’elle avait refusé de poser le bébé Esi ».
« Comment expliquer à Marjorie qu’il n’aurait pas dû être là ? Vivant. Libre. Que le fait qu’il soit né, ne soit pas enfermé dans la cellule d’une prison quelque part, n’était pas dû à un travail acharné ou à sa foi dans le Rêve américain ; il n’était pas arrivé là à la force du poignet, mais par simple chance. Il avait seulement entendu raconter l’histoire de l’arrière-grand-père H par Ma Willie, mais ces histoires suffisaient à le faire pleurer et à l’emplir de fierté ».
Yaa Gyasi a de l’imagination. Et c’est époustouflant. Chacun des quatorze chapitres qui composent le roman est presque un miniroman. Chaque chapitre décrit une nouvelle génération de l’une ou l’autre lignée avec – à souligner ! – un parfait équilibre dans la richesse de traitement. Aucune baisse de régime ; jamais. Balzac n’est pas synthétique et net comme peut l’être Maupassant, ou soigneux comme Flaubert, mais son ampleur épique transcende ses défauts et rendent même ceux-ci négligeables. Chaque nouvelle génération que décrit Yaa Gyasi existe pour soi si l’on ose dire. L’existence des personnages, le contexte social et historique, chaque fois, sont détaillés. La progression temporelle, géographique et sociale (sur sept générations !) n’est pas affirmée mais inscrite dans les faits, les mœurs, les rapports humains, bref elle est incarnée. Le lecteur est dans Harlem au milieu du XXe siècle après avoir été dans les champs de coton d’Alabama ou sous la colonisation britannique en Afrique de l’Ouest. Il est au cœur d’un royaume africain au XVIIIe ou au XIXe siècle avec ses rites et ses croyances puis avec ces touristes afro-américains qui visitent à présent les lieux de mémoire négrière sur les côtes africaines…
Les vies humaines se croisent sans cesse, avec ou sans consentement mutuel. Chacune d’elles est une somme de faits, d’actes, de lieux de toutes sortes ; cela est une évidence. Mais rien de tel qu’une vue romanesque de la longue durée pour mesurer à quel point chaque être est constitué de tant d’autres vies qui le déconcerteraient lui-même si par extraordinaire celles-ci lui étaient exposées avec clarté et précision. Une telle maturité de vue sur la vie et l’histoire de la part d’une auteure si jeune est très admirable.
Théo Ananissoh
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