Nikolaï Zabolotski (1903-1958), Le loup toqué
Nikolaï Zabolotski (1903-1958), Le loup toqué, anthologie poétique, 1926-1958, traduit du russe par Jean-Baptiste Para, Éditions La rumeur libre, collection La Bibliothèque, 2016, 224 pages, 18 €
Jean-Baptiste Para est un poète rare et de grande valeur. Ces seuls fragments de La Faim des ombres suffisent à en témoigner : « La sonnerie des cloches a tiré l’enfant de son rêve. / Il marchait dans la forêt où il fait noir comme au fond de la mer. / Il a ouvert les yeux, s’est redressé sur son matelas de paille. / Le souffle de sa mère fut une rosée blanche / Sur la fin du sommeil. // « Grand-mère est morte cette nuit, on a trouvé dans les avoines son corps transi ». « L’enfant est descendu à la fontaine. / Il a lavé son visage dans l’eau où la vieille femme plongeait ses tresses. / Il a posé son front sur la pierre froide du bac / Et ses lèvres pâles ont touché la pierre qui n’a pas d’enfance » (L’Inconcevable).
C’est aussi un traducteur émérite, qui permet aujourd’hui – grâce lui soit rendue – que paraisse en France une anthologie substantielle du grand poète russe Nikolaï Zabolotski.
Ces poèmes font naître en nous le même émerveillement que glissent en notre émotion les visages – chaleureusement, maladroitement, candidement humains – des animaux présents dans les toiles du Douanier Rousseau, à qui le musée d’Orsay consacre en ce moment une belle exposition, titrée « L’innocence archaïque » (exposition qui prendra fin le 17 juillet 2016).
Allez voir l’exposition, Le Loup toqué à la main.
Et vous bouleverseront, d’une toute autre façon (que débute, sans souci d’exhaustivité, la musique du bestiaire !), le lion dans Les représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix, l’oiseau dans Le lion, ayant faim, se jette sur l’antilope, la dévore. La panthère attend avec anxiété le moment où, elle aussi, pourra en avoir sa part. Des oiseaux carnivores ont déchiqueté chacun un morceau de chair de dessus le pauvre animal versant un pleur ! Soleil couchant ; le chat dans Portrait de Madame M. ; l’éléphant dans Le Rêve (qui irradie la même bonté que l’âne dans Le Repos pendant la fuite en Égypte de Caravage) ; le chien dans La Carriole du père Junier ; le perroquet et le canard spatule dans La Charmeuse de serpents…
Oui. Des toiles de Rousseau ainsi dévisagées, dans la proximité auditive des poèmes, naît une douceur (cousine de celle qui émane des tableaux d’Edward Hicks), une pleine douceur… qui fait vaciller.Chavirer.
Voici quelques-uns des poèmes en question :
DANS NOS DEMEURES
[1926]
Dans nos demeures
Notre vie se règle sur le bon sens, non sur la beauté.
En célébrant la vie, les nouvelles naissances,
Nous oublions les arbres.
Sous l’éclat vert de leur tignasse drue
Ils ont en vérité le poids du métal.
Soulevant leur couronne vers les cieux
Certains semblent cacher là-haut leurs yeux.
Leur feuillage de mousseline
A le charme versatile des mains d’enfants
Et s’ils ne sont pas encore chargés de fruits charnus
Ils prodiguent déjà leurs fruits sonores.
Ainsi scintillent les fruits opportuns
À travers les siècles, les villages, les jardins.
Nous ne pouvons pas comprendre cette beauté –
L’haleine humide des arbres.
Délaissant la hache, les bûcherons les regardent
Immobiles dans un profond silence.
Qui sait quelles pensées les traversent,
Quels souvenirs, quelles découvertes,
Et pressant leur visage contre le tronc froid
Pourquoi ils ne résistent plus aux larmes ?
Ici nous avons trouvé une jeune clairière,
Nous avons fait halte et quelque chose en nous
Est devenu plus effilé, plus subtil.
Nos têtes poussaient, le ciel descendait vers nous.
Notre chair flaccide était raffermie,
Nos veines s’engourdissaient de béatitude,
Nous ne soulevions plus nos pieds enracinés,
Nous n’abaissions plus nos bras ouverts.
Nos yeux étaient clos, le temps avait fait sécession,
Le soleil ami nous touchait le front.
Dans nos jambes courent des vagues,
Une humidité qui monte et ruisselle
Jusqu’à notre visage feuillu :
Ainsi la terre caresse-t-elle ce qu’elle crée
Tandis qu’au loin fument les becs de gaz,
Hastes dressées au-dessus de la ville.
Cette ville était un bourriquet, une maison à quatre murs.
Sur deux roues de pierre,
Avec ses cheminées obliques
Elle se déplaçait vers le solide horizon.
En ce jour si clair, les nuages déserts
Naviguaient comme des bulles plissées.
Le souffle du vent contournait la forêt.
Et nous restions là, arbres graciles
Dans le vide incolore des cieux.
LE LAC DANS LA FORÊT
[1938]
De nouveau a resplendi en moi, ferrée par le sommeil,
La coupe de cristal dans la forêt sombre.
À travers des batailles d’arbres et des combats de loups,
Là où les insectes sucent le jus des plantes,
Là où les tiges s’insurgent et les fleurs gémissent,
Là où la nature gouverne ses créatures féroces,
Je me suis approché de toi, me figeant à l’orée,
Les mains écartées comme deux buissons secs.
Avec ta couronne de nénuphars, ta parure de carex,
Ton collier fragile de flûtes végétales,
Tu offrais chastement un asile humide
Aux sarcelles et aux poissons.
Quel silence alentour, quelle étrange gravité !
D’où vient la paisible splendeur de ce coin perdu ?
Au lieu de mener sarabande, pourquoi les oiseaux
Dorment-ils – horde bercée par les songes ?
Seul un courlis, indigné par son sort,
Trille partout ses notes folles.
Immobile profondeur, le lac
Resplendit dans le feu calme du soir
Tandis que d’un bord à l’autre, fuselés comme des cierges
Les pins serrent les rangs.
L’infini calice d’eau transparente
Irradie et pense séparément de sa pensée,
De même que dans sa détresse sans bornes
L’œil du malade cesse de compatir au corps souffrant
Et se tourne ardent vers le ciel de nuit
Lorsque paraît la première étoile.
Et la multitude animale et les bêtes sauvages
Poussent entre les sapins leurs faces cornues
Pour s’incliner devant la source de vérité
Et s’abreuver de cette eau vivifiante.
DANS CE BOSQUET DE BOULEAUX
[1946]
Dans ce bosquet de bouleaux,
Loin de la souffrance et du malheur,
Là où tremble rose
La clarté du matin,
Où le feuillage en cascades claires
Ruisselle des hautes branches,
Chante pour moi, loriot, ce refrain désert,
La chanson de ma vie.
Volant au-dessus de la clairière
Tu as vu des hommes depuis les hauteurs
Et dans la fraîcheur de l’aurore
Tu as choisi
Une imperceptible flûte en bois
Pour visiter ma demeure
Et accueillir chastement mon jour
De ton humble mélodie matinale.
Mais nous autres, nous sommes des soldats,
Et aux confins de la raison
Les atomes trépident, soulevant les maisons
Dans leurs orages blancs.
Comme des moulins fous
Les ailes de la guerre tournoient.
Mon ami, pourquoi ce brusque silence ?
Où es-tu, loriot, ermite du bois ?
Encerclé d’explosions
Sur le fleuve où noircit le jonc,
Tu passes au-dessus des ravins
Et des ruines de la mort.
Pèlerin silencieux,
Tu m’accompagnes au combat
Mais un nuage létal
S’étend au-dessus de toi.
Derrière les grands fleuves
Se lèvera le soleil, et dans la brume du matin,
Les paupières brûlées, sans vie,
Je me blottirai contre la terre.
Un dernier craillement de corbeau forcené
Et les mitrailleuses vibrantes se tairont.
Alors dans mon cœur rompu
Ta voix chantera.
Et sur le bosquet de bouleaux,
Sur ma boulaie
Où en rose avalanche
Les feuilles ruissellent des branches,
Où un lambeau de fleur
Froidit sous une larme divine,
Le matin de la victoire solennelle
Pour des siècles se lèvera.
PRINTEMPS TARDIF
[1948]
Illuminant les tuiles du toit
Et réchauffant la lignine des pins,
De plus en plus haut s’élève
Le tardif soleil de printemps.
Dans la brume rose et brune
Des branchages nus
Pénétrés par les rayons obliques,
Un rossignol s’ébroue et chante.
Comme est naturelle ici la ritournelle
De la phrase laconique et lente –
À croire que cette menue créature
La chante spécialement pour nous !
Ô mirages aimés, illusions que le cœur chérit,
Leurres des jeunes années !
Le jour où la clairière reverdit
Je ne sais pas vous échapper.
Comme le vieux Copernic j’ai détruit
L’harmonie pythagoricienne des sphères,
Et j’ai découvert à son fondement
Une musique d’ailes et un balbutiement.
IMAGES DE L’EXTRÊME-ORIENT
[21 avril 1944]
C’est un pays à part, différent de nos espaces ; un monde auquel il faut s’habituer. Avant toute chose, ce n’est ni une plaine ni une vallée. C’est une vaste mer de collines rocheuses et de montagnes que recouvre la taïga. Ici la nature est encore vierge et l’abîme ne s’est pas encore complètement séparé de la terre ferme, comme c’est le cas dans les contrées familières à l’homme. La nature apparaît au contraire dans toute sa sauvagerie solennelle et sa cruauté. Ici, tu ne sillonneras pas des chemins faciles en t’extasiant à la vue de chênes vigoureux ou d’un pittoresque assemblage de rivières et de bosquets. Il te faut sauter de motte en motte, patauger dans l’eau rouillée, souffrir des nuées de moustiques et de moucherons qui envahissent l’air et sont un véritable fléau pour l’homme et les animaux. Tu te hisses sur une hauteur, mais c’est en vain que tu espères poser enfin le pied sur un sol sec et dur. Non, là-haut ce sont les mêmes mottes et le même abîme.
Et la taïga n’est pas du tout une forêt majestueuse d’arbres immenses. Ton premier regard te vaudra une déception amère quand il embrassera jusqu’à l’infini des conifères de petite taille, de maigre circonférence, escaladant et dévalant les monts dans un désordre de broussailles. Certes, il y a de splendides mélèzes rouges, des chênes, des arbres au liège de l’Amour*, mais ce ne sont pas eux qui prévalent dans cette taïga épaisse, ingrate, enchevêtrée, si terrible et si attirante à la fois.
Il me faut en venir à la lutte contre les incendies de forêt. La taïga en été brûle souvent et le combat est difficile. La nuit on peut voir des rivières de feu courir sur le flanc des collines. Une flamme s’empare peu à peu d’un sommet et commence à y musarder, emplissant bientôt le ciel d’une lueur cramoisie, visible à des dizaines de kilomètres à la ronde. Dans la taïga c’est l’effroi. La flamme vole quelque part au-dessus du feuillage. L’incendie fait toujours rage au loin mais son crépitement se rapproche. Rien ne brûle encore alentour quand soudain une haute branche s’enflamme, puis une autre – tu n’as vu ni comment ni quand elles se sont embrasées et déjà les étincelles fusent de toute part, des brassées de feu jaillissent au-dessus de ta tête et les flammes ruissellent sur les troncs. Depuis longtemps chassés par la chaleur, les oiseaux se sont envolés. Les loups, les lièvres et les fauves, oublieux de toute hostilité, insoucieux de flairer l’homme, ont déguerpi au loin. Et voici que sous tes pieds tout cet abîme primitif se met à remuer, il s’agite, rampe, dégringole, se démène en tous sens, perturbé par la proximité de l’incendie. Les bestioles minuscules qu’on ne voit jamais, toute l’engeance polypode, à moitié informe, aveugle, hébétée, se jette dans les airs, s’introduit dans ton nez, dans ta gorge, rampe sur tes jambes – spectacle horrible en vérité !
Il y a par ici une grande abondance d’insectes et beaucoup d’entre eux sont d’une saisissante beauté. Les papillons sont des géants aux couleurs splendides. Il passe comme un air des mers du Sud dans ces fabuleux coloris. Parmi les nombreux coléoptères on trouve de vrais monstres dont les antennes sont longues d’un pouce ou plus. En été des flots de fleurs merveilleuses recouvrent les collines : lédons, pivoines pourpres, immenses lis blancs, jasmins de la taille d’un homme – tout cela rappelle les fleurs du Sud cultivées par des mains humaines et non pas une végétation sauvage inspirée par la volonté divine. Quant au climat, un étrange mélange de rudesse continentale et de douceur littorale appose son sceau sur la nature même de l’Extrême-Orient.
Le sol est rocailleux. J’ignore quelles tempêtes géologiques ont créé ce charivari de roches, mais il suffit de retirer la couche végétale pour que la pelle se heurte à l’argile et à la pierre. Dans la carrière nous dénudons et fracturons les couches séculaires des rocs. Il est étrange de voir leur surface mate mise à nu et offerte à la lumière du soleil pour la première fois depuis la création du monde.
S’il passe un jour au bord de la mer d’Okhotsk et observe la nature par la fenêtre du wagon, le voyageur sera surpris par le spectacle grandiose qui se révélera à ses yeux. Depuis les hauteurs il verra se cabrer une mer pierreuse, comme si elle s’était figée au paroxysme de la tempête. Une mer pétrée que la forêt recouvre, tailladée par des torrents peu profonds mais impétueux et larges au temps de la fonte des neiges. À chaque virage, le tableau changeant lui apparaîtra brusquement sous un nouvel éclairage de lumière et d’ombre. Mais ce sera pour plus tard. Car pour l’heure, ici, il n’y a que l’âpre et rude labeur humain.
L’été est pluvieux mais les mois d’automne – septembre et octobre – sont toujours beaux. Le temps sec s’installe, un soleil paisible inonde de lumière la taïga qui commence à jaunir et l’on dirait que toute la nature se rassérène au seuil de l’hiver – le majestueux hiver du fin fond sibérien.
Les rigueurs de l’hiver sont extrêmes, jusqu’à quarante ou cinquante degrés au-dessous de zéro, mais on supporte plutôt mieux cette température qu’en Russie. La nuit, un ciel d’un noir intense, constellé d’une profusion d’étoiles scintillantes, surplombe le monde blanc de neige. Le froid est féroce. Au-dessus des habitations où les poêles chauffent jour et nuit, se dressent des colonnes de fumée presque immobiles. D’une hauteur colossale et d’une fixité quasiment absolue, ces piliers blancs se stratifient jusqu’à sembler soutenir le ciel noir. Tout en bas, sa queue prenant appui sur l’horizon, la Grande Ourse brille. Le harfang des neiges a pris position sur un poteau au-dessus du baraquement. Les yeux rivés aux congères, impassible, il épie les rats qui hantent les lieux en grand nombre.
Le matin, dans le brouillard glacé, lorsqu’un soleil confusément cramoisi se lève à l’horizon, il n’est pas rare que l’on remarque dans le ciel des colonnes de feu. Par un phénomène atmosphérique, elles se disposent autour de l’astre comme les faisceaux croisés de projecteurs. Tout aussi fascinante est l’apparition soudaine d’un vif arc-en-ciel que l’on croirait peint au-dessus de la neige pour étonner les hommes.
Le printemps est souvent lent et apporte avec lui une grande abondance d’eau et de boue. Mais voici que les eaux se sont retirées, le terrain a commencé à sécher comme si déjà l’été s’installait. C’est alors qu’arrivent les grandes crues. Recueillant peu à peu l’eau des collines lointaines, les petites rivières se gonflent, leur niveau monte sans trêve, elles s’engorgent d’un massacre d’arbres brisés, déferlent avec fracas et rugissements. On peut voir des vagues hautes de plus d’un mètre chevaucher des amas d’arbres abattus, et des ruisseaux inoffensifs se transformer en un éclair en mer mugissante.
Il y aurait encore tant de choses à écrire sur cette région. On pourrait évoquer le pergélisol et les monceaux de pierres qui s’extraient de l’eau gelée pour émerger à la surface de la terre, le raisin sauvage qui cohabite pacifiquement avec la canneberge, les oiseaux qui ici ne chantent pas (soit dit en passant, les fleurs n’ont pas de parfum, à l’exception du muguet), les adorables petits tamias de Sibérie, et ainsi de suite. Enfin, l’Amour demande une description spéciale, lui qui serpente comme un ruban gigantesque, roulant ses flots au pied d’innombrables collines, tandis que le vent, comme à travers un conduit, le survole en suivant son cours, parce que les monts l’empêchent de se livrer passage vers les profondeurs du pays. Mais ma lettre n’est qu’un croquis confus, le temps manque pour parler de tout…
Matthieu Gosztola
* Phellodendron amurense
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