Néo-Koreish : Mohammed sera tué au nom de Mohammed
Ciel froid, boursouflé, chargé de pluies à venir. Gris comme une mauvaise humeur. Derrière la vitre, le monde, ses miniatures, ses routes, une voiture qui rampe le long de l’avant-bras de l’horizon. Les arbres sont tenaces et vieillis, leur verdure ressemble à un bagage oublié en cette saison.
Des habits d’autres temps, juchés sur les portemanteaux des branches mortes. Les oiseaux ne sont plus que des points noirs qui errent. Il n’y a presque plus de noms pour beaucoup de choses. Juste des traces, de la nudité gelée. La terre est un trait. Par-dessus le ciel, en trait ferme. Le Yi-king version météo. La création est un hexagramme géant.
La question est suspendue sur ma tête comme un lustre dans une mosquée vide : faut-il encore continuer à écrire ? La technique du petit garçon aux allumettes est peut-être une illusion quand le monde est une coupure d’électricité volontaire. Le monde va mal. Dévissé. Branlant comme une porte rouillée entre un Dieu silencieux et un homme qui prie dans la mauvaise direction. Entre deux époques.
Visions d’anges éparpillées qui ne savent plus quoi faire de leurs ailes et de nos prières solitaires. Pensée pour soi, son corps, ses enfants et pour ce jeune Mauritanien que le Net essaye de garder à la ligne de flottaison de nos attentions : Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir, âgé de 28 ans. Condamné à mort pour insultes à un prophète.
Au Maroc, un film est interdit. Pour avoir falsifié « le réel », c’est-à-dire un mythe, une fiction, une représentation. Signe d’un empiètement monstrueux de la fiction sur le réel. Ici, un chroniqueur est chargé de tous les maux du pays depuis sa création : juiverie, sionisme, harkisme, apostasie, impiété, trahison, francophilie, complot… etc. Dans quelques jours, quelques ans, la terre ne sera plus ronde, la roue sera dés-inventée, le ciel redeviendra arènes des Dieux, déjà des monstres renaissent et des animaux inconnus sortent des ventres. Au final, la fin du monde n’est pas un décompte, c’est un compte à rebours. Essentiellement.
Mon monde est malade. Il ne veut pas du monde. Il veut la fin du monde. C’est une géographie d’hystérie que n’éclairent plus mes allumettes.
Rideau baissé sur le balcon, puis pensée pour Mohamed Cheikh Ould M’khaitir. Que puis-je pour lui ? A l’annonce du verdict, un détail terrible : des coups de klaxons, des youyous pour fêter le crime commis au nom d’une justice hallucinée. Le pauvre jeune homme est donc seul. Celui qui ne proteste pas, consent. Tout le monde tue Mohammed, d’une façon ou d’une autre.
Le monde musulman est aujourd’hui une version inattendue d’Errissala, le film d’El Akkad : c’est Koreish qui gagne et un Prophète meurt dans une grotte avec un seul verset et un seul ami. Monde dur, pénible à vivre ou à quitter, une arche de Noé folle construite par les fous pour tuer les espèces. Une monstruosité. Obsédante, la photo de ce jeune mauritanien. Il est chacun de nous. Assis dans ma tête. Il est moi. Mieux que moi. Face à pire.
Pourquoi Daech attire plus de volontaires que la lumière, le livre, la raison et l’humanité ? Dieu est-il une propriété ? Un Prophète est-il illumination ou condamnation à la mort ? Une lame triste et monstrueuse traverse le monde de l’Islam, tue, emporte, transforme l’homme en animal, dépèce, lapide, égorge. La vague kidnappe les femmes et les vend et grimpe sur les arbres imaginaires, veut soumettre les fables, les récits, les raisons, les films, les esthétiques, la créativité et la foi et l’interrogation et la dignité. Elle fait peur. Elle est sombre, nocturne, asphyxiante.
Mohamed Cheikh Ould M’khaitir est condamné à mort au nom de Mohammed Ibn Abdellah. De Mohammed, à Mohammed, au nom de Mohammed. On tourne en rond. Le cercle est vicieux. Le piège se referme.
Mohammed est seul dans sa grotte, sa cellule
Kamel Daoud
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