Ne joue pas fort, joue loin, Aldo Romano
Ne joue pas fort, joue loin, février 2015, 188 pages, 20 €
Ecrivain(s): Aldo Romano Edition: Editions des Equateurs
Don Cherry, Chet Baker, Gato Barbieri, Phil Woods, Bill Evans, Carla Bley, Keith Jarrett, Paolo Fresu, Enrico Rava, Glenn Ferris, Jean-François Jenny-Clark, Didier Lockwood, Michel Portal, Michel Petrucciani, Henri Texier, Claude Nougaro… Il y a des CV qui forcent le respect. Long comme le bras, celui d’Aldo Romano a de quoi faire pâlir n’importe quel musicien. On en connaît qui tueraient pour servir deux trois bières sur scène à l’un de ces noms tirés au hasard. Quant à jouer avec eux…
Vous êtes fils de carreleur italien immigré dans les années 50, votre scolarité trébuche sur la xénophobie ordinaire d’une époque qui vous sert du « sale rital » à longueur de journée, et vous allez faire aussi le carreleur sur les chantiers jusqu’à l’âge de 18 ans : allez tenter une carrière pareille, en parfait autodidacte, sans un minimum de génie et pas mal de volonté. Aldo Romano est cet immense batteur qui a cogné derrière tout ce que la planète jazz compte au tout premier plan, tout en signant, ce n’est pas si fréquent, de nombreux albums composés sur son autre instrument de prédilection, la guitare, albums où, de sideman envié, il fait aussi le chanteur.
Les éditions des Équateurs ont la formidable idée d’éditer, agrémenté d’un bel ensemble de photos, le récit de ses souvenirs : souvenirs de rencontres (musiciens bien sûr, mais aussi cinéastes, acteurs ou écrivains, italiens notamment), de travail, de voyages, de concerts aux quatre coins du monde, mais souvenirs de renoncements et d’échecs, de débauche aussi, de descente aux enfers artificiels qui lui valent un séjour en prison en compagnie d’une mannequin danoise shootée jusqu’au plafond, souvenirs d’amours rompues qui l’entraînent dans les gouffres.
« Aujourd’hui, le jazz est clean, propre. La drogue est soit mondaine, soit dans les cités. Les musiciens ne boivent plus, ne fument plus, se couchent de bonne heure, transpirent à peine. Un jazz sans odeur, c’est mieux ? »
Bon, on en connaît pas mal qui jouent encore « à l’ancienne ».
Ces récits, quoi qu’il en soit, sont l’occasion rêvée de se plonger avec lui dans les cinquante dernières années de la vie musicale, rien que ça, au milieu du générique le plus ahurissant qu’on puisse imaginer, tandis que dans le poste de radio, les yéyés puis le rock servent à la chaîne leurs sirops américanisés « d’une pauvreté terrifiante ». Mais truffés de savoureuses anecdotes, ils vont bien au-delà de la seule narration d’une époque. On y trouve d’abord nombre de réflexions sur le jeu même, de la batterie en particulier, lorsqu’Aldo Romano réalise que le batteur « est le cœur battant du groupe. Il oriente la musique, soutient le soliste au besoin, imprime les nuances, calme le discours ou l’excite. Il est en réalité l’aiguilleur, le catalyseur qui donne un sens au récit musical ». On y suit également les tribulations plus littéraires sans doute, plus distancées de A., ce double externe, cette « ombre noire » qui rapporte les épisodes souvent les plus scabreux, comme autant de fragments plus difficiles à assumer, à prendre en charge à la première personne. Plus largement, c’est l’apprentissage de toute une vie que l’on suit, dans ces passionnants « carnets de route » existentiels écrits à hauteur de baguette, entre be-bop et free, jusqu’à se convaincre en effet avec Aldo Romano que « La vraie vie ne commence qu’à 22 heures, quand on joue. Elle finit à 4 heures du matin ».
Frédéric Aribit
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