Narcisse et ses avatars, Yves Michaud
Narcisse et ses avatars, avril 2014, 208 pages, 17 €
Ecrivain(s): Yves Michaud Edition: Grasset
Décryptage du présent
Le monde actuel est en pleine mutation. Le constat est souvent fait et laisse place aux jugements divers, nostalgiques, passéistes, alarmistes pour la plupart. Notre époque est le lieu de déplacements, de « basculements », donc, mais peu nombreux sont ceux qui nous amènent à les comprendre ou mieux encore, à les penser.
Yves Michaud dans Narcisse et ses avatars est de ceux-là. Et son essai, qui prend la forme d’un abécédaire en vingt-six rubriques – parmi lesquelles avatar, liberté, people, sexe, YouTube, zapping… – est en ce sens salutaire : il nous donne à saisir le présent dans la multiplicité de ses entrées. Pas de système ici, mais un réseau qui donne corps et cohérence à cet aujourd’hui qui nous échappe parfois et que l’auteur relie à cet hier auquel nous nous raccrochons : « Pour marquer ces déplacements, j’ai indiqué en ouverture de chaque rubrique quel mot ancien nous aurions employé, il n’y a pas si longtemps, pour parler de quelque chose d’approchant ». Ainsi, « Kit remplace corps » et « Urgence remplace temps ».
Qui sommes-nous ? La première rubrique aborde la notion d’« avatar » qui se substitue à celle d’identité de notre ancien monde. L’avatar, à l’origine, c’est « l’identité que prend un joueur dans un jeu vidéo ». Mais dans l’univers virtuel qui est désormais le nôtre, l’avatar vient à fragiliser, à fluidifier notre « identité quidditative », c’est-à-dire notre propre épaisseur. L’individu devient alors « un transformiste à la Fregoli, passant d’une apparence à une autre. Je suis tout à la fois et tour à tour consommateur, évaluateur, cobaye, offreur, vendeur, appreneur et apprenant, émetteur et récepteur ». Et ce bouleversement de la notion d’identité entraîne par ailleurs des transformations dans ma relation à autrui, dans mes désirs : le Da-sein existentialiste ne sait plus où il est.
L’art n’est plus, vive le « design » – « l’art auquel on ne fait plus attention », selon la formule de Ernst Gombrich. Le design va maintenant au-delà de la simple esthétisation des objets et des lieux puisque certaines écoles spécialisées proposent une approche globale sous l’appellation de design thinking. Le design est le signe d’un « nouveau mode de relation au vécu » où la sensation et le sentir deviennent l’essentiel de notre rapport au monde. Tout est appréhendé à travers le prisme du beau, « là où nos expériences étaient compartimentées en expériences morales, techniques, religieuses, politiques esthétiques ».
Avant était le bonheur. L’hédonisme a pris sa place. Nos sociétés ont mis en leur centre le plaisir, sous toutes ses formes, et les capacités de le produire sont devenues industrielles. Sommes-nous pour autant heureux ? Saturés de plaisirs, lassés de plaisirs, il nous faut en trouver d’autres, de nouveaux, plus intenses encore… Rien d’éthique dans cet hédonisme contemporain, « moins heureux que jouisseur».
Autre exemple de ces « basculements », « Narcisse remplace Je ». Mais là où le Narcisse mythologique n’était ouvert qu’à lui-même, n’avait qu’une source pour aller se contempler, le Narcisse contemporain multiplie son image sur les réseaux sociaux pour se faire reconnaître par autrui. Ainsi, « on ne peut que constater une synergie parfaite : une personnalité fragile, flexible, incertaine, flottante, trouve à se démultiplier mais aussi à se conforter en images réfléchies d’un miroir à un autre ».
Yves Michaud nous donne à lire et à décrypter notre temps présent sur lequel nous n’avons en général que pas ou peu de recul. C’est là la force de cet essai : nous permettre d’effectuer un pas de côté pour saisir ce dans quoi nous sommes immergés. Le lecteur se retrouvera sûrement dans certaines de ces entrées et sourira ou s’agacera de se voir ainsi percé à jour. Mais il sortira de cette lecture assurément plus conscient de son présent et de lui-même…
Arnaud Genon
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