Naissance d'un pont, Maylis de Kerangal (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)
Naissance d'un pont, Maylis de Kerangal, Gallimard, Coll. Verticales, 2010, 317 pages, 19,20 €
Ecrivain(s): Maylis de Kerangal Edition: Verticales
J’ai découvert Naissance d’un pont devant une brasserie du Canal Saint-Martin, devant le pont tournant, une fin de matinée un peu plus froide que les autres. Maylis de Kerangal attendait quelqu’un, je venais prendre un café, toutes les deux emmitouflées dans nos manteaux. Je me souviens de la couleur du sien, de l’inattendu et de l’inattention, le sien était boutonné à contre-sens, boutonné en jaloux diraient les Québécois. J’ai aimé d’emblée cette écrivaine pour ce détail-là, un contre-sens, pour la couleur des feuilles en automne sur son vêtement. Et j’ai aussitôt acheté le livre à la librairie tout près. Je n’ai pas pris de café ce matin-là. Car je ne suis pas revenue pour lire le livre dans la brasserie ou lui demander de dédicacer ledit livre. La déranger, hors de question. Nul besoin, le livre entier est une dédicace que l’auteure fait à son lecteur.
J’ai voulu relire ce livre, douze années après sa parution, le saisir autrement et faire abstraction de tout ce qui avait été écrit à son propos. J’ai voulu lire ce livre sur un pont. Celui qui relie Miami Beach à Miami, deux villes et un troisième territoire, la Venetian Way. Un pont quasi plat, tout en longueur, presque trois miles, vous y entrez par un péage. Les piétons et les cyclistes ne payent pas, ils disposent chacun d’un trottoir et d’une piste cyclable sécurisée, repeinte en verte régulièrement. Un peu plus de quatre kilomètres au ras de la mer, deux ponts à bascule qui s’ouvrent toutes les demi-heures, une communauté de joggeurs qui se saluent chaque matin, des marcheurs en accéléré et des promeneurs de toutous dont vous saluez l’allure et la beauté du poil. Des maisons dans lesquelles vous avez envie de pénétrer, les portes ouvertes et les jardins accessibles, c’est mieux d’y être invité mais sans doute est-ce moins aisé, baies vitrées ouvertes sur la baie, la transparence et le bateau devant. Et des voitures dont le prix équivaut à celui de mon studio. Un territoire donc. Venetian, ce sont les Venetian Islands, îles artificielles dans la baie de Biscayne que la Venetian Causeway relie ou alimente depuis plus de cent ans. Cordon ontongénétique. Son ancêtre fut The Collins Bridge, le plus long pont en bois jamais construit mais c’était en 1913. L’exploit ou la performance. Lire toute une journée sur un pont et sur une liseuse, quatre endroits possibles, quatre espaces verts, je veux lire assise sur un rocher, eau et ravitaillement prévus, l’Océan devant, le pont derrière moi. Je veux vivre pleinement l’expérience de la décantation. Je choisis le quatrième.
J’avais terminé la veille la lecture de Corniche Kennedy, que je n’avais jamais lu, sur la plage à la septième rue, quartier Art Déco, Miami Beach. Et volontairement dans cet ordre. Je désirais m’imprégner du style de Maylis de Kerangal en juxtaposant. La juxtaposition, son instantanéité, voire son immédiateté, la parataxe maritime en faisant sauter les liaisons, les rapports, les signes, jusqu’à la violence. Avoir en bouche ses phrases orales, étirées et ovales, plastiques et sinueuses comme le fleuve que le pont prétend enjamber ou raccourcir, non, Maylis de Kerangal les dilate comme d’autres travaillent leur pâte, sans rouleau et à la main. Les personnages, elle les esquisse plus qu’elle ne les pétrit, le pont est son héros et le mien pour cette journée. J’ai derrière moi les sonorités des pneumatiques, la fréquence du trafic, il est huit heures du matin, une fréquence amplifiée, excitée suffisamment pour que j’en ressente les effets dans mes jambes. La résonance d’un pont. Je commence Naissance d’un pont avec immanquablement ce plaisir du renouveau, la lumière sur mon visage, l’excitation de l’inconnu, l’air bleu, le vertige du saut lorsque le système vestibulaire flanche. La gravité essentielle. L’élaboration physique et mentale d’un pont suspendu, j’imagine le Viaduc de Millau mais non, Maylis de Kerangal m’embarque plus loin, plus haut, je suis à Coca et je l’avais oublié.
Coca est une ville dans une Californie imaginaire. Et dans son dos, une forêt retient son extension. Dualité cinématographique. La construction du pont menace une communauté de natives, lesquels, les Ohlones. Je lis alones. La convergence d’hommes et de femmes, d’emblée je retiens deux figures de femmes, je m’attache à elles, oui, elles sont cinématographiques. Je mélange. Les hommes et leurs nationalités du monde entier car le monde entier veut être employé sur ce chantier. Devenir les employés. Et jouer avec le vide. Les natives n’ont pas le vertige semble-t-il, quid de leur système vestibulaire. Les autres, ils ont la tête brûlée par trop d’alcool. Les autres aiment jouer à se faire peur pour se faire plaisir. Elles, ils ont tous une bonne raison de venir travailler au pont. Des vies en suspens, des vies les jambes dans le vide, des vies à élever tout simplement. Je l’imagine celui-ci dans la brume, classique, pas tellement, rouge et en acier, le goût du câble dans la gorge, je songe à la construction du Golden Gate de 1933 à 1937 et à son orange international. J’ai sous mes pieds la couleur de l’eau grise, bleue, verte, les trois simultanément. Je songe à toutes les fois où j’ai rêvé du Golden Gate, quatre secondes de chute et une vitesse de plus de cent kilomètres/heure pour parcourir les soixante-sept mètres entre le plateau et l’eau. Toutes les fois où j’étais entre et jamais ne touchais le fond.
Étendu comme un livre américain, un livre où l’auteure sait raconter des histoires, étirer les histoires jusqu’à la rupture. Lire depuis une liseuse, la lecture s’accélère, la géographie du livre m’échappe, je retiens davantage certains détails. Les vêtements. Les flaques de boue sur le chantier. Les sirènes pour indiquer les heures de pause, les prises de poste. Les bâtiments modulaires, les baraques de chantier. La bagarre. Et la scène dans la cabine, la grue et en hauteur, le grutier qui fait l’amour à la belle blonde russe, plus d’espace, plus de plan large, la scène est haletante, je rougis presque, j’avance et j’avance vite. De l’espace, bien sûr. Du souffle parfois même un peu trop, trop de courants d’air mais qu’importe, ce « western technique » (1) me rentre dans la peau en plan large. Sa forme et sa structure, comprendre ici les liens qui unissent les éléments d’un ensemble, collent à celle du chantier, la fin du livre sera la naissance du pont, la fin de ma journée sur le pont. Le pont achevé. J’ai envie d’y croire. Fébrilité des constructions humaines. Le Boa, le maire de la ville, le tentateur ou l’étrangleur, j’extrapole, veut son pont. Il veut son édifice, son monument aux morts et son nom gravé dessus. Réunir deux rives, peu lui importe la symbolique, quitte à couler la compagnie maritime qui réunit les deux rives. Le Boa veut son pont, donc. Pas n’importe quelle arche, pas n’importe quel viaduc cogité à la hâte mais un pont à l’image de la nouvelle Coca. Il veut quelque chose de large et de fonctionnel, il veut au moins six voies – une autoroute par-dessus le fleuve. Il veut une œuvre unique. Le politique est à l’honneur. Maylis de Kerangal n’a pas peur d’appuyer son trait, d’y mettre un peu plus de noir s’il le faut, de créer du contraste quitte à frôler la caricature. Je lui dois cet effort, je suis redevable de son travail et de son exigence, je veux lire Naissance d’un pont sans m’arrêter, quitte à pâtir de l’assise et de l’ascèse. Juste lire et n’avoir d’autre utilité que celle-ci. La mise en situation.
Une journée entière alimentée par au moins cinquante mille mots, le passage de mille cinq-cents cyclistes dans mon dos, quant aux voitures, difficile à savoir. Me laisser dissoudre par un livre, me laisser distendre entre réel et fiction jusqu’à en confondre les membranes. Les routes migratoires, l’incidence écologique pour le fleuve et pour les natives, le sable amputé ici pour bâtir le béton ailleurs et ici, Maylis de Kerangal m’incite à pressentir le réel. Ses personnages, Thoreau (clin d’œil bien sûr à Walden écrit en 1864), Diderot, son chef de chantier, Maylis de Kerangal agglomère, j’imagine qu’elle a rencontré des gueules, des hommes assurément qui savent manier la grue, les câbles, les plans et les bétonnières. Diderot le bien nommé pour mener les hommes et le chantier, moderniser ou mettre en abyme.
Et tous les autres qui se mettent à genoux pour goûter la terre, rouge ou orange international, des corps d’hommes avec à l’intérieur d’eux des dessins de bâtiments, des tours, des manivelles, des poutres, des corniches, des glissières, des garde-corps tandis que les autres, les arbres, les poissons, les oiseaux sont devenus des dessins, des tours, des manivelles, des poutres, des corniches, des glissières, des garde-corps.
J’ai eu envie de sauter dans l’Océan. De rentrer à la nage. D’entreprendre quelque chose d’inhabituel. Le livre comme garde-fou. Cette fois-ci, je n’ai pas laissé le livre, je ne l’ai pas offert, j’ai repris ma liseuse, dix-pour cent de batterie, juste assez pour rentrer dans l’autre sens en imaginant une autre fin possible. Et ses conséquences douze ans après dans un tout autre contexte.
Jeanne Ferron-Veillard
(1) Termes employés par Maylis de Kerangal
Maylis Le Gal de Kerangal dite de Kerangal, écrivaine française, née le 16 juin à 1967 à Toulon, passe son enfance au Havre, son père est pilote de navire, son grand-père capitaine au long cours. La mer est essentielle dans son œuvre. Premier roman Je marche sous un ciel de traîne en 2000 suivi en 2003 par La Vie voyageuse, puis Ni fleurs, ni couronnes en 2006, Dans les rapides en 2007 et Corniche Kennedy en 2008. Prix Médicis pour Naissance d’un pont en 2010 puis le prix Franz-Hessel. Et tant d’autres depuis…
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