N'en faites pas une histoire, Raymond Carver
N’en faites pas une histoire (No heroics, please, 1991) trad (USA) François Lasquin (2012) 294 p. 15 €
Ecrivain(s): Raymond Carver Edition: L'Olivier (Seuil)
Nous avons droit dans ce 8ème opus des œuvres complètes de Raymond Carver chez l’Olivier, à des miscellanées. Un bric-à-brac littéraire étincelant, celui de l’artisan de l’écriture le plus doué de sa génération. Des nouvelles de jeunesse, stupéfiantes déjà de maîtrise narrative et qui laissent présager clairement l’économie des futures grandes nouvelles : minimalisme des moyens mis en œuvre, langue épurée et faite des mots les plus simples et les plus justes, la traque obsessionnelle de la réalité la plus banale :
« Il se rase. En tournant la tête, il peut voir ce qui se passe dans le séjour. Iris, de profil, assise sur le tabouret, devant la vieille coiffeuse. Il pose le rasoir, se rince le visage. Ensuite, sa main se referme à nouveau sur le manche du rasoir, et au même instant il entend les premières gouttes de pluie sur le toit … » (In « Furieuses saisons »)
Carver n’a nul besoin d’ « événements » pour en faire la matière de ses nouvelles. C’est là sa marque et son génie. La vie des hommes les plus ordinaires en est ainsi érigée au statut de fait de fiction, décalant l’écriture dans un espace magique où elle réalise en quelque sorte la réalité même. Le titre – surtout original – de ce recueil en dit long sur le sujet. C’est une sorte de manifeste Carvérien : « No heroics, please ». Pas de héros, pas d’héroïsme, juste des hommes, des femmes et la vie qui en soi est la matière de toute fiction – basculant ainsi dans un héroïsme du quotidien, le simple héroïsme d’être.
Nous avons droit – et c’est une sorte de pierre précieuse – à un « fragment de roman », « Cahiers d’Augustine ». Le roman que Carver n’écrira jamais, ni celui-là ni aucun autre. Il a fait mieux : nous faire oublier – au moins le temps de la lecture de ses œuvres – que le roman existe !
Vient alors une partie du livre intitulée « à propos ». Carver nous y livre quelques réflexions sur quelques-unes de ses propres créations et, comme d’habitude, il y montre une clairvoyance fulgurante sur son art. Ainsi à propos d’un poème de ce livre :
« Je ne suis pas un poète-« né ». Si j’écris des poèmes, c’est presque toujours parce que le temps de rédiger une nouvelle me fait défaut. C’est la fiction qui me passionne par-dessus tout. Par conséquent, j’ai la passion du récit, et c’est sans doute pour cela que l’élément narratif tient une place prépondérante dans mes poèmes. » (In « A propos de boire en voiture »)
Et ces miscellanées terminent, dans une partie rare et fabuleuse, par un Carver que nous ne connaissons pas et que nous découvrons avec une forme d’admiration inhabituelle : Carver critique littéraire ! Et quelle plume ! On avale littéralement ses billets critiques : sur « mon Moby Dick » de William Humphrey, « Great days » de Donald Barthelme, « Légendes d’automne » de Jim Harrison, « Tokyo-Montana express » de Richard Brautigan, « Outsider » de Thomas McGuane … et quelques autres, non des moindres. Plus que jamais on comprend que Raymond Carver est un des maîtres du « Montana », pas le Montana géographique mais celui d’un courant littéraire dont la force irrésistible vient de son enracinement – non pas terrien – mais dans la pâte dont est faite la grande littérature américaine : la grandeur des espaces sauvages et du cœur des hommes.
Tout le sens de l’œuvre de Carver est dans son projet de nous parler de son amour des hommes. Dans un billet sur « Great days « de Donald Barthelme, il nous dit sur lui-même ce que nous savons tant par son œuvre :
« (ce livre) ne contient rien qui ressemble de près ou de loin à une émotion humaine. C’est le défaut le plus criant de ce recueil. Et cette complète absence d’humanité me paraît bien inquiétante. Dans ce livre, on dirait que Barthelme s’efforce de rester à distance de ce qui nous préoccupe le plus – ou plutôt, de ce qui, à mon sens, devrait nous préoccuper le plus. »
Précieux bric-à-brac que ce recueil ! Il nous livre, par étincelles, l’âme même du grand Carver !
Leon-Marc Levy
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