Murtoriu, Marc Biancarelli
Murtoriu (Le glas), trad. du corse par Jérôme Ferrari, Marc-Olivier Ferrari et Jean-François Rosecchi, 5 septembre 2012, 270 p. 22 €
Ecrivain(s): Marc Biancarelli Edition: Actes Sud
Marc-Antoine Cianfarelli vit à contre-courant. Se définissant lui-même comme un poète raté doublé d’un libraire raté, il choisit de fermer boutique dès que l’été fait déferler sur la Corse son flot de touristes ; il se rend alors dans le berceau de sa famille, les Sarconi, « un petit village blotti dans sa coquille, asphyxié entre les pins et les châtaigniers ». Dans ce repaire, il se plait à goûter des moments de grande paix « enveloppé par une nature sublime et généreuse ». Pourtant, de tels instants sont rares ; la solitude et l’absence de femmes pèsent au libraire et dès qu’il revient en ville, la vanité de la société actuelle l’horripile. Il se met à ruminer et à déblatérer, ici sur les politiciens, là sur les pistonnés, ou encore sur les « pinzuti et les lucchesi que l’été vient vomir sur nos côtes ». Personne ne trouve grâce à ses yeux. Les Corses sans doute encore moins que les autres. D’ailleurs Marc-Antoine qui n’a appris la langue corse que sur le tard, à un moment où ses locuteurs étaient déjà regardés de haut, se sent-il tout à fait corse ? On peut en douter quand il confie : « j’ai compris que j’avais toujours été un étranger. Les vieux me menaçaient de leur bâton, me forçaient à parler aux chiens, les gamins qui attendaient le car avec moi voulaient me renvoyer sur le bateau et les gens d’aujourd’hui me menaçaient de leurs sourires en coin et de leur regard condescendant ».
Au fil des pages, le sentiment d’inadaptation du libraire dilettante ne cesse de croître au point de lui rendre la vie impossible. Alors qu’il se remémore l’existence de son grand-père dans les tranchées de la Grande Guerre, ses pas croisent ceux de deux bandits de droit commun sans aucun scrupule. La mort est partout sur cette île. La situation devient intenable…
A bien des égards Murtoriu (en corse : le glas) constitue une vraie curiosité littéraire. Un roman traduit du corse chez un grand éditeur, cela ne court pas les rayonnages. Et quand cela serait, on s’attendrait plutôt à quelque fable bucolique issue d’une tradition orale millénaire.
Ici, nature et ambiance agropastorale n’apparaissent que pour mieux marquer le passage d’un âge à l’autre. A vrai dire, seules deux scènes du livre témoignent encore de « cet âge du pain » où l’homme vivait en parfaite harmonie avec son environnement : celle où Marc-Antoine et Trajan dégustent le Brocciu de Mansuetu ([…] une crème prenant d’elle-même vie pour vous enflammer la langue et appeler ensuite à la douceur d’un vin rosé et frais) et celle de la promenade à Coscia di vacca. A part cela, tout n’est que corruption du mythe. Même la partie de chasse dans laquelle le narrateur est entraîné à son corps défendant n’évoque plus que de loin les battues du temps de jadis. C’est une traque sans conscience à laquelle se livre une bande de brutes, sous les yeux de deux continentaux totalement béats, surnommés sans ménagement Tartarins. Dans la mêlée, seul Marc-Antoine possède encore un peu l’esprit de l’ancien temps, qui dans un geste noble laissera s’échapper un mouflon.
Pour le reste, l’esprit du « Centre » a gangréné la « Périphérie » : on drague dans des bars interlopes ou des boîtes de nuit ; quand on ne sniffe pas de la cocaïne, on fume des joints ; on s’abrutit devant la Nouvelle Star et on tapote sur son mobile des messages inconsistants.
Ce tableau sans concession est brossé dans un style des plus vifs où cruauté et révolte voisinent toujours avec humour. Certains passages sont de vrais régals, comme celui où Marc-Antoine, pour tromper sa solitude, bombarde tous ses contacts féminins de textos pseudo-poétiques ou encore celui où il invective un bouddha de comptoir !
On peine à croire que le roman ait été écrit en corse tant la phrase est moderne et le décor « mondialisé ». Sans nul doute, Biancarelli s’inscrit-il
-et avec quel brio !- dans la lignée d’un John Fante, auteur dont il se revendique d’ailleurs.
Certes, d’aucuns pourraient s’offusquer des jugements à l’emporte-pièce jetés par le narrateur sur notre société. Ce serait méconnaître le sens profond du roman. Quand il quittera la Corse, le narrateur fuira tout autant l’Ile que le point de vue mortifère sur les êtres et les choses que lui imposait son insularité.
Roman de l’entre-deux, Murtoriu mérite vraiment de trouver sa place parmi les grands romans de la rentrée. Il faut espérer que l’ombre tutélaire du Sermon de la chute de Rome lui soit bénéfique car les deux livres traitent du même thème : la difficulté d’en finir avec le monde ancien. Pas un hasard, non ! Jérôme Ferrari est le co-traducteur du livre de son compatriote, Biancarelli, paru chez Albiana en 2009.
Etienne Orsini
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