Murène, Valentine Goby (par Jean-François Mézil)
Murène, Valentine Goby, Actes Sud, avril 2019, 377 pages, 21,80 €
Écrire sur le handicap, beau sujet, n’est-ce pas ! Les journalistes es rentrée littéraire ne manqueront pas de s’extasier. Délaissant, comme à leur habitude, la proie pour l’ombre, ils oublieront que le sujet, quelque mérite qu’il ait, ne fait pas à lui seul un roman. Celui-ci commence dans une piscine, comme pour nous donner envie de plonger dans le livre. C’est de François Sandre dont il va être question. Vingt-deux ans. Les parents tiennent un atelier de couture. La mère, Mum Jane, est anglaise. Une sœur plus jeune, Sylvia.
Février 56… ça vous dit quelque chose ? C’est là que, pour François, tout s’arrête ou commence : une rayure sur le disque de sa vie. On retrouve son corps sous une caténaire, « au pied d’un wagon désaffecté au lieu-dit hameau de Bayle », dans les Ardennes. « L’accident électrique est privilégié ». « Un panneau indiquait bien “danger” le long des rails mais avait disparu sous la neige. Les chemins de fer ne sont pas responsables des excès climatiques, voyez-vous. On ne fait pas un procès à la neige ».
Amputation des deux bras à l’hôpital de V. Le gauche d’abord, carbonisé jusqu’à l’épaule (« Il est droitier ? ») ; puis le second (« Sa vie en dépend »). Imaginez le résultat : « On dirait la Vénus affichée dans la classe », « une souche », « un menhir ». Un Stockman pour sa mère couturière. Coma. Morphine. Il flotte « entre veille et sommeil », « aux lisières du malaise vagal ». Une infirmière, Nadine Faille, s’oblige à lui parler : « on ne sait jamais s’il y a une brèche, même étroite, si la voix s’y engouffre à la façon d’une eau dans la fissure d’un mur ». Lui parler comme on parle « aux plantes pour les rendre belles ». Les chirurgiens d’ailleurs parlent de bourgeonnement : « c’est la repousse des tissus, pour combler la matière évacuée dans les pansements ».
Névromes. Membres fantômes : « je sens mes mains ». Souffrance : les « nuits précédant les pansements sont tunnels de terreur » ; « quand ils lui accordent enfin du Dolosal, il se rétracte au fond de sa grotte ». François, peu à peu, échappe à la mort. « On lui enlève la sonde urinaire. Il sent sa verge glissée dans le pistolet. Le membre urine docilement dans le bassin ». Il réapprend à boire, à manger, à déféquer à la verticale, à respirer (« les côtes se ressoudent mais la greffe du thorax forme un placard rétractile qui attire ses épaules vers l’avant »).
Certes « il n’est pas mort pour de bon », mais comment « dénouer un ruban, toucher l’oreille d’une fille, la cuisse d’une fille, le ventre d’une fille, le sexe d’une fille, son sexe à lui, se pendre, s’ouvrir les veines, se tirer une balle, même se foutre en l’air il ne peut pas ». Il est jeune, mais « pourquoi faire ? Attendre que ses bras poussent ? Qu’une femme s’habitue ? ». Comment échapper aux regards, aux jugements ? « Il a dit qu’il mangerait dans sa chambre. […] J’ai pensé : il ne va quand même pas mettre sa figure dans l’assiette, comme un chien ? ». Comment accepter la dépendance : « Quelqu’un écrit pour moi. Quelqu’un me lave. Quelqu’un me nourrit. Quelqu’un m’examine ». On a recours à des astuces : « Je fume avec le fil de fer tordu par Victor ». Puis vient une forme de salut grâce au sport – la natation en l’occurrence : l’envie d’être murène (« il voit la tête grise entre les pierres, la bosse crânienne prolongée d’un bec raboté, mi-serpent mi-oiseau. Un bec-moignon il pense, sa laideur l’impressionne »).
Voilà en quelques mots le récit. Mais le livre ? Il trouvera, je le crois, son public. Moi non. Je suis resté au bord de la piscine, j’ai tout au plus trempé les pieds. Mum, Robert, Sylvia, Nine, Nadine, Mme Dumont, Jean Michaud, la mère de Marianne, Philippe, bien qu’ils aient chacun quelque chose d’attachant, me sont restés éloignés. L’ensemble m’a paru monocorde. Manquant de rythme, d’inventions, de surprises. De force. De ce mystère du roman qui fait que la fiction transcende le réel, lui donne sa couleur, nous jette en plein dedans. J’aurais voulu m’identifier à François. Souffrir avec lui. Espérer. Me battre. Certaines phrases sont de belle facture, mais on est gavé d’informations, de détails encyclopédiques. Cela donne au livre un côté reportage dont il ne sort qu’à de rares moments : « Elle chasse une guêpe à son col de chemise. Il voudrait retenir sa main. C’est ainsi qu’ils commenceraient, dans une autre vie, il toucherait la main qui a chassé la guêpe et enlacerait ses doigts aux doigts de Nadine et ils continueraient la promenade jusqu’à ce que les coudes plient et résolvent l’abîme, rapprochent les épaules, les bassins, la suite de la promenade ne servirait qu’à ça, abolir l’espace pour qu’enfin les bassins pivotent, s’épousent, que s’emboîtent têtes et nuques, que mille points de jonction les aimantent ». Mais la « promenade », hélas, tourne court.
Il y a aussi, sur la fin, un côté militant, pour moi, trop explicite : défense et illustration du handisport. À peine retrouve-t-on du rythme au moment d’une manif de l’Unef contre l’OAS, que nous voilà rattrapés par une avalanche de précisions. Paf, on a de nouveau la tête sous l’eau ! L’apnée se prolonge, au point qu’on étouffe. Respirer, respirer, de l’air… pas question : tout nous est mâché, tout est dit. On est pris par la main, comme un handicapé justement, à qui on veut faire traverser les pages et qui, murène ou pas, aimerait y glisser tout seul.
Jean-François Mézil
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